Friday, December 21, 2007

Semaine 18 : au fin fond des rizières.

« Bonjour à tous,

Déjà samedi ! Joyeux Noël à tous ! Ici, c’est Noël avant l’heure. Pays bouddhiste oblige, le 25 décembre est à peu près inconnu au bataillon. Du coup, chacun s’adapte comme il peut, et les messes de la nativité commencent aujourd’hui. Je dis "les messes" parce qu’il y a plusieurs villages à couvrir, et donc plusieurs messes. Mgr est parti dans ses provinces habituelles, et ne reviendra qu’en fin de semaine prochaine. Une semaine sur les routes cambodgiennes à fêter Noël avec différentes communautés. Le Père Vogin, vicaire général, prend en charge Kompong Cham (dont il est d’ailleurs curé), pendant que le Père François Hemelsdael et moi allons à Phum Thmey cet après-midi.

L’église de Phum Thmey, à la saison des pluies, et avant la construction de la salle paroissiale (où je donne mes cours d’Anglais).



L’église de Phum Thmey aujourd’hui.



Mon premier Noël extra-familial. Mon premier Noël à l’étranger. Mon premier Noël sous 30°C. Combien sont loin les vitrines du Boulevard Haussmann ! Si quelques églises évangéliques (il y en a 17, rien qu’à Kompong Cham !) ont bariolé leur portail de guirlandes clignotantes, ça ne va guère plus loin. Au siège de la préfecture apostolique, nous avons décoré le jardin, et décalé la messe d’une journée pour cause de mariage juste à côté qui risquait de déclencher une guerre sonore. Bref : un Noël intertropical, à la khmère chez les Khmers.

Mais que vous dire de ma dix-huitième semaine, puisque je suis là pour ça ? Le climat cambodgien nous offre ces temps-ci de profiter des plus belles journées de l’année : soleil généreux, température idéale, peu de vent. Le Cambodge en est à son apogée climatique. Le Cambodge est un beau pays. Et Kompong Cham me dévoile peu à peu des charmes insoupçonnés. A force de la parcourir, je finis presque par m’y croire en ville. Construite par les Français, elle dessine un hémicycle au bord du Mékong, avec au perchoir la résidence du Gouverneur, maison de style Louis XVI, aujourd’hui siège du conseil provincial.

J’empiète sur ma chronique de la semaine prochaine, mais je dois vous raconter combien le monde est petit. La semaine dernière déjà j’avais essayé de trouver quelque part dans Kompong Cham un médecin français sur lequel un article était paru dans le Journal du Centre d’il y a quinze jours (suis-je clair ?). Peut-être vous demandez-vous si je lis régulièrement sous mes latitudes ce journal régional français ? Il n’en est rien. Simplement, j’ai mes informateurs, à savoir mes parents, qui lisent ce canard quand ils sont dans la Nièvre. Quid de cet article ? Il y était dit que ce médecin venait pour un mois former des kinés à l’hôpital de Kompong Cham ; de quoi me donner l’envie de le rencontrer. J’ai donc fini par le trouver, en compagnie de sa femme. Non seulement il sont très sympas, mais en plus il habitent Donzy, charmante bourgade nivernaise d’où est originaire mon grand-père maternel, et où j’ai passé et continue de passer une partie de mes vacances ! Vous auriez vu sa tête quand, cash, je lui est sorti quelque chose du genre : "Bonjour docteur. Ravi de vous trouver enfin, je me présente patati patata, et j’ai vu un article sur vous dans le Journal du Centre de la semaine dernière". Bref. Je ne sais plus si c’est le monde qui est petit, la France qui est grande, ou Donzy qui...

Mais vous avez raison : revenons à la dix-huitième semaine. Les jours ouvrables, hormis un concert promotionnel au stade municipal financé par Honda, rien de particulier. En revanche, je m’étalerais volontiers davantage sur samedi, journée un peu plus agitée.
Avec d’autres, Dimitri et Antoine ont débarqué à Kompong Cham ; l’après-midi, nous avions prévu d'aller visiter les missions du Père Ponchaud, à une quarantaine de kilomètres de là. Le Père Ponchaud est un sacré bonhomme. Arrivé au Cambodge en 1965, il est des étrangers qui connaissent le mieux l’Histoire et la langue khmères (il y a peu, lorsque Hun Sen rendit visite à Chirac, c’était lui l’interprète). Hormis un travail de titan sur le terrain, le Père Ponchaud est reconnu comme celui qui a révélé au monde le génocide des Khmers Rouges. Et pour cause : dès l’été 1976, il se prit à écrire "Cambodge année zéro", ouvrage dans lequel il décrit, à partir de témoignages de réfugiés et de radio Phnom Penh, ce qu’il en est réellement de la vie au Cambodge sous le nouveau régime, jusque là plutôt bien accueilli par une partie de l’intelligentsia occidentale. Le livre, paru en 1977, est encore en vente aujourd’hui sur la plupart des marchés cambodgiens ; nombreux sont les vendeurs à la sauvette qui le proposent parmi de rares autres, dont celui, à succès également, de François Bizot, "Le Portail".

Les missions du Père Ponchaud sont au bout du monde. Des kilomètres de pistes. Des nids-de-poule par centaines. De la poussière à couper au couteau. Des paysages à couper le souffle. Au garde-à-vous dans les rizières, les palmiers à sucre y dressent leurs silhouettes élancées et chevelues. Là, au milieu de nulle part, surgit un village et sa mission. Soutien scolaire, construction d’écoles ou de salles de classe, travaux d’irrigation et d’agriculture, creusement de réserves d’eau : autant d’ingrédients, en plus de l’animation spirituelle, qui montrent que l’Eglise a bien les pieds sur terre, et met le paquet sur l’éducation et le développement. Les missionnaires se mettent ici au service des autres, dans des coins dont tout le monde se fout ; c’est précisément cela qui me fait dire que même en dehors de considérations religieuses, l’Eglise est une institution valeureuse. Elle est une Internationale qui tient la route. Son modèle organisationnel a beau agacer certains ou susciter la méfiance et la suspicion, il lui offre une grande marge de liberté et ainsi de pouvoir oeuvrer partout, au service des autres.

"[...] au terme de mon propos, et à quelques jours de cette fête de Noël qui est toujours un moment où l’on se recentre sur ce qui est le plus cher dans sa vie, je voudrais me tourner vers ceux d’entre vous qui sont engagés dans les congrégations, auprès de la Curie, dans le sacerdoce et l’épiscopat ou qui suivent actuellement leur formation de séminariste. Je voudrais vous dire très simplement les sentiments que m’inspirent vos choix de vie. Je mesure les sacrifices que représente une vie toute entière consacrée au service de Dieu et des autres. Je sais que votre quotidien est ou sera parfois traversé par le découragement, la solitude, le doute. Je sais aussi que la qualité de votre formation, le soutien de vos communautés, la fidélité aux sacrements, la lecture de la Bible et la prière, vous permettent de surmonter ces épreuves. [...] Ce que je veux vous dire ce soir, [...] c’est l’importance que j’attache à ce que vous faites et à ce que vous êtes. Votre contribution à l’action caritative, à la défense des droits de l’homme et de la dignité humaine, au dialogue inter-religieux, à la formation des intelligences et des cœurs, à la réflexion éthique et philosophique, est majeure. Elle est enracinée dans [...] une diversité souvent insoupçonnée, tout comme elle se déploie à travers le monde. Je veux saluer notamment nos congrégations, les Pères du Saint-Esprit, les Pères Blancs et les Sœurs Blanches, les fils et filles de la charité, les franciscains missionnaires, les jésuites, les dominicains, [...] toutes ces communautés, qui, dans le monde entier, soutiennent, soignent, forment, accompagnent, consolent leur prochain dans la détresse morale ou matérielle. En donnant [...] dans le monde le témoignage d’une vie donnée aux autres et comblée par l’expérience de Dieu, vous créez de l’espérance et vous faites grandir des sentiments nobles."
Vous l’aurez compris, ces mots ne sont pas les miens. Ils sont ceux de Nicolas Sarkozy, jeudi dernier, au Palais du Latran, lors de son entrée dans le chapitre de la cathédrale romaine. Comme je n’en pense pas moins, je rends hommage à notre loulou national d’avoir eu l’audace de les sortir.

Voilà. Je m’arrête là. Une précision : je ne garantis pas de vous rejoindre la semaine prochaine: je pars vendredi matin, direction Angkor et 2008 ! Ceci dit, vous en savez déjà pas mal sur ma dix-neuvième semaine qui est presque finie. Quoiqu'il en soit, je ne vous oublie pas, et tâche de m’y remettre dès janvier. D’ici là, je vous souhaite un bon Noël, en famille ou ailleurs ! »

La pensée de la semaine : "Quand il y a du riz qui moisit dans la cuisine, il y a un pauvre qui meurt de faim à la porte" (proverbe chinois). »

Friday, December 14, 2007

Semaine 17 : j’ai passé la cinquième.

(blabla)


« Bonjour à tous,

Dix-sept semaines. Cent dix-neuf jours. En comptant mon premier week-end, jusque là oublié, on arrive à cent vingt-et-un jours, soit un tiers d’année. Un tiers d’année passé entre le 10°30 et le 12° de latitude Nord, quelque part, aux alentours du 105° Est. Si loin. Si différent. Si enrichissant aussi. Me croira-t-on si je dis que je me suis enrichi ? Et pourtant, il faut me croire : la khméritude est une expérience enrichissante. Dix-sept semaines passées quelque part sur la Terre, sur notre belle planète. Quatre mois au bord du Mékong, le fleuve nourricier de l’Asie. Cent vingt-et-un jours au Cambodge, un pays qui se réveille peu à peu de son Histoire meurtrie par les caprices des Hommes.
Et voilà que ce soir, je me prends une fois encore au jeu des doigts qui courent. Nous sommes mercredi soir, et il règne un calme plat à Kompong Cham, presque inhabituel. Les touches s’enfoncent une à une, perçant la nuit de leur bruit sec et court. C’est le bruit de mon aventure qui galope. Au loin, elle se rapproche. Au loin, elle prend forme. Les mots s’y accrochent peu à peu, et plus elle avance, plus je me la rappelle. À l’instar de beaucoup d’autres, cette dix-septième semaine fut en somme plutôt calme. En grande partie, je l’ai passée entre mon bureau partagé de Kompong Cham et l’église de Phum Thmey, où je continue de faire le prof d’Anglais tous les jours à 4 heures.

J’aime ce cours d’Anglais. J’aime la piste qui m’y mène et ses paysages quasi-spirituels. J’aime ces moutards de villages avachis par terre à essayer d’écrire, de répéter, et de comprendre. J’aime ce cours d’Anglais : c’est ma cure de jouvence quotidienne.

Pendant ce temps, tel un Mékong se vidant de ses eaux estivales, le temps continue de couler à vive allure, emportant dans ses eaux déchaînées les heures dont j’aurais parfois tant besoin. Aussi, sans même s’arrêter un instant, ce temps qui passe me conduit à samedi, journée qu’il me faut vous raconter un peu plus en détails. Première chose : aller au marché, acheter de quoi dîner ; ce soir, je suis de cuisine: "kniom tfeu mohob baraing". Légumes, fruits, viandes, lait, oeufs, et j’en passe. D’emblée, je mets la main à la pâte à crêpes, qu’il convient parait-il de faire reposer. Ensuite, le Père François (le nouveau) et moi avions prévu de courte date d’emmener les gamins de Phum Thmey à Chup, la plantation d’hévéas dont je vous ai presque maintes fois déjà parlé. Croirez-vous que je fais tout le temps la même chose ? Chup, chup et rechup ? S’il est vrai que Chup a effectivement des airs de ter repetita, j’y reviens, les plantations d’hévéas sont comme le pain à table : on ne s’en lasse pas. Ces forêts dessinées par les hommes ont beau être rectilignes à perte de vue, elles n’en demeurent pas moins envoûtantes et sublimes. Pour ce qui est de la sortie, rendez-vous fixé à 11 h devant l’église, après avoir embarqué la novice de Kompong Cham, et Lokta, le gardien de l’évêché qui a travaillé longtemps à Chup, ravi de jouer le guide le temps d’une journée.
Avec seize enfants d’attaque, nous voilà vingt dans le van du diocèse, direction l’usine de caoutchouc, à une trentaine de kilomètres au-delà du Mékong; en chemin, nous nous arrêtons déjeuner dans un bouiboui de bord de route (voir ci-dessous).

La grande tablée.



Lokta, notre guide, en plein exercice.



Peu habitués aux sorties culturelles, les gamins semblent avoir apprécié la visite. En fin de chaîne de production, nous avons fait la connaissance de Monsieur Yeung, le directeur, qui parle un Français excellent. C’est ainsi que j’ai pu en apprendre un peu plus sur Chup, qui n’a décidément pas fini de me dévoiler ses secrets. Contrairement à ce qu’un premier informateur m’avait dit (et dont je m’étais fait le rapporteur dans je ne sais quelle chronique précédente), Chup totalise non pas 6000 hectares, mais 22735, dont environ 40% sont en permanence exploités. Elle n’en demeure pas moins la plus grande plantation du Royaume. Aujourd’hui propriété de l’Etat, elle a été fondée en 1922 par les Français. Si tout ou partie des machines a été changée depuis, la moitié de l’usine et de ses installations date de cette époque.

Après la visite, nous voilà repartis, direction les abîmes forestiers, où nous nous immergeons un peu avant de repartir. Cette fois-ci, je prends le volant, et, après quelques hésitations, passe bientôt la cinquième.

En voiture Simone !



Joies simples ou non, je redécouvre avec plaisir les sensations presque oubliées de la conduite. Je roule à la cambodgienne, doublant sur coups de klaxon et de voitures en face. Avec ses enfants qui traversent, ses chiens avachis, ses vaches qui surgissent, ses poules affolées, ses nuages de poussières et ses cabosses tape-cul, la piste de Phum Thmey a des airs de piste noire. Je plane au bout du monde, au volant d’un vaisseau qui crache une fumée de poussière. Retour finalement sans encombre, avant de me mettre aux fourneaux. Ah les joies de la popote ! Au menu : poêlée paysanne, crêpes, salades et bananes frites. Riz y es-tu ? M’entends-tu ? Que fais-tu ? "Je suis au placard". Ah ça non jamais ! Un Khmer mange du riz à tous les repas ! Et voilà Sokchear la cuisinière, à l’affût, qui fait cuire du riz, monopolisant un feu au passage. La guerre des fourneaux a éclaté. La voilà qui point son nez au milieu des épluchures et des crêpes en couveuse. Il n'empêche: vu la plâtrée en composition, le riz sera ajourné (ou alors mangé en cachette dans un coin). Au dodo tout le monde, la digestion ne sera pas facile.

Dimanche matin, après la messe de 7 h (trop tôt j’en conviens), direction un village de brousse, pour y distraire quelques bambins hilares, et leur couper les ongles (pas hilares du tout).
Et voilà : à peu de choses près la semaine s’achève. Avant de m'arrêter là, j'aimerais reprendre Soleils couchants, un poème tombé entre mes mains un peu par hasard ; Verlaine y parle d'un paysage qui ressemble étrangement à celui que je traverse tous les soirs, au guidon de ma bécane:
"Une aube affaiblie
Verse par les champs
La mélancolie
Des soleils couchants.
La mélancolie
Berce des doux chants
Mon coeur qui s’oublie
Aux soleils couchants,
Et d’étranges rêves,
Comme des soleils
Couchants sur les grèves,
Fantômes vermeils,
Défilent sans trêves,
Défilent, pareils,
À des grands soleils
Couchants sur les grèves.
"


Et bien sûr, la pensée de la semaine : "C’est joli, la poussière, c’est la poudre de riz des choses" (Natalie Clifford Barney). A la semaine prochaine ! »

Thursday, December 6, 2007

Semaine 16 : le charnier et la fleur.

« Bonsoir à tous.

Je dis "bonsoir" car précisément, ici, nous sommes mercredi soir, et je réponds une fois encore à l’appel de mon clavier. Que de bruit ce soir ! Il y a un mariage ou je ne sais quoi à côté, et ça hurle. Visiblement, les gens qui reçoivent ont de l’argent car jamais de mémoire d’homme il n’y avait eu autant de bruit dans la rue. Jamais aussi il n’y avait eu autant de voitures garées. Et quelles voitures ! Des Chevrolet, des grosses cylindrées, des coupées, des pick-up dernier cri. Peut-être est-ce la suite du mariage de la nièce du gouverneur de la province qui a eu lieu le mois dernier dans les mêmes conditions et au même endroit. Et comme le gouverneur se trouve être le frère de Hun Sen, Premier ministre depuis 1985 (ce qui, vous vous en doutez, lui a laissé le temps d’enrichir son clan), ça tombe plutôt bien pour sa nièce; on comprend dès lors pourquoi la police et l’armée ont été appelées à la rescousse. Ainsi, il y a peu, ce mariage donnait à la rue de l’évêché des airs de Boulevard Malesherbes au passage de Poutine. Bref.

Malgré les basses qui me cassent les oreilles, je vais tâcher de vous raconter ma semaine dernière, la seizième de ma vie cambodgienne. Lundi, mardi, mercredi, jeudi : rien de spécial. Comme d’habitude, je n’ai pas pris le temps de voir passer le temps. A noter, simplement, le passage de deux frères de la communauté de Taizé, à l’occasion d’une grande prière à la mode de Bourgogne organisée à Koh Roka mercredi, et poursuivie à Phnom Penh jeudi. Je suis surpris de l’aura qu’a Taizé ici-bas : certains s’étonnent même que je ne connaisse pas...

Vendredi, Dimitri est arrivé pour prendre le petit-déjeuner, après avoir passé une partie de la nuit à l’hôpital de Kompong Cham où il avait accompagné en catastrophe une soeur de Prey Veng (le bled où il est basé) prise de maux de ventre inquiétants vers trois heures du matin (pas de panique : il s’agissait d’une simple colique, fût-elle néphrétique !). Beurre Président et pain frais de la table de Monseigneur avalés, et nous voilà partis pour Phnom Penh en bus. Arrivés là-bas, nous passons grignoter au Sorya, le centre commercial façon occidentale dont je vous ai déjà parlé et où l’on peut manger autre chose que du riz. Ensuite, installation pour deux jours à la maison des coopérants où nous retrouvons une bonne partie de nos compères MEP.

17 heures : partage d’Evangile mensuel, suivi de la messe. L’exercice du partage d’Evangile, grande nouveauté pour moi, est l’occasion d’aller un peu en profondeur dans cette petite flamme qui nous anime ou nous interroge tous plus ou moins, et que l’on appelle la foi. Après la messe : pizzas party, avant que Dimitri et moi décidions d’aller nous rendre compte sur le terrain d’une autre réalité cambodgienne : la prostitution.
Je sens d’ici le petit effet que cette aventure d’un soir vous cause. Je vous sens saisi par la stupeur et la consternation (à moins, bien sûr, qu’il ne vous en faille plus !). Mais rassurez-vous : l’adresse est dans le Guide du Routard (pardon si ça ne vous dit rien qui vaille). Il s’agit d’un bar à ciel ouvert, à deux pas de Mao Tsé Tong boulevard, qui se la joue simili-chic, et répond au doux nom de Martini club. Là, sur fond d’ambiance à peine calfeutrée et de film grand public projeté en 4x3 sur un mur, c’est assez pathétique : une tripotée de Blancs vient acheter de pauvres filles qui n’ont à vendre que leur corps. Mon Dieu que le monde est triste quand il s’y met ! Rassurez-vous toujours : les charmes aguicheurs des maîtresses de maisons n’auront pas eu raison de notre conscience avant que nous ne quittions les lieux, direction le Memphis, un club-bar d’expats autrement plus bon enfant situé à deux pas du Palais royal. Au programme : années 80 à la sono, et quelques binouzes à la main. Voilà de quoi bien dormir.

Samedi matin, le fidèle Dimitri et moi partons à moto, direction Choeng Ek, mémorial du génocide Khmer Rouge, situé à douze kilomètres au sud de Phnom Penh. C’est là que bon nombre de prisonniers ont été massacrés entre 1975 et 1979. Ou plutôt : c’est là qu’une bande de barbares écervelés s’est adonnée au pire pendant les quatre années qu’elle a eu le pouvoir. Je vous passe les détails, mais l’image de ces fosses à peine vidées des centaines de cadavres qu’elles contenaient ou de cet arbre contre lequel les bourreaux s’amusaient à éclater la tête des enfants tenus par les pieds donnent une réelle consistance à un crime jusque là lu sur le papier.

Représentation de la scène de l’arbre




En méditation devant l’arbre (qui a bien changé je vous l’accorde !).



Scène de torture à Choeng Ek.



A l’époque, les installations de ce camp de la mort étaient à peu près réduites à rien : les prisonniers n’y passaient pas plus d’une nuit vivants, et ne nécessitaient donc aucun aménagement particulier... Autant vous dire qu’aujourd’hui il ne reste pour ainsi dire rien du peu qu’il y avait. Seuls quelques maigres panneaux donnent une idée de ce que furent les derniers instants de ces milliers de martyrs. Je me permets d’ailleurs de vous en raconter un, un peu à part sous une sorte de kiosque, et qui montre combien l’historiographie cambodgienne, pour l’heure en plein chantier, a encore besoin de temps et de travail sur soi. Il s’agit d’un texte assez long, présentant avec des mots bien à lui le génocide. Aussi y apprend-on que, je cite, le crime des Khmers Rouges fut "plus cruel que celui orchestré en Europe par les Fascistes de Hitler" (sic). Plus bas, l’auteur semble s’étonner que ces bourreaux aient pu avoir un visage humain, et qui plus est khmer : "ils avaient des visages de Khmers, mais c’étaient des monstres". Enfin, dans un élan nationaliste à peine camouflé, et relevant à juste titre le fait que ce génocide est d’autant plus absurde qu’il a été celui des Khmers par les Khmers eux-mêmes, le texte expire sur une phrase du genre : "ils ont même voulu détruire Angkor qui est la plus belle vitrine de la belle, grande et puissante nation khmère". No comment.

Un panneau à Choeng Ek.



Au milieu du mémorial a été construit un stupa où est entreposée une partie des crânes retrouvés dans les fosses alentour : cet amoncellement de plus de huit mille crânes est plutôt macabre.

Le stupa de Choeng Ek
- contenant :



- contenu :



Pourtant, si Choeng Ek est naturellement un site horrible en soi, où le tragique a eu sa part belle, j’y ai curieusement senti un certain apaisement d’esprit. Il est vrai que le site est agréable : deux hectares de campagne où la nature a repris ses droits, sorte d’hymne à la vie. Autant je n’avais pas tellement aimé Tuol Sleng (dit aussi S-21), l’ancienne école au centre de Phnom Penh, reconvertie une première fois en prison par les Khmers Rouges, et une seconde fois en musée par les Vietnamiens, autant j’ai aimé Choeng Ek. Pour le premier, où les pires barbaries ont également été commises et aujourd’hui dans un état de délabrement tel qu'une interdiction d’accès se justifierait presque, point de vie : le glauque y a remplacé la mort, nous enfermant au passage dans l’asthénie qui semble décidément propre à la nature humaine. Pour le second, visité par une belle journée ensoleillée, la végétation luxuriante, au moins, laisse une place à l’espérance. J’y ai vu la fleur qui pousse au milieu du charnier.

Tuol Sleng : règlement intérieur.



Une salle à Tuol Sleng au temps des Khmers Rouges.



Un lit à Tuol Sleng.
- Avant :



- Après :



Les âmes innocentes (photos affichées à Tuol Sleng)







Martyre n°19



Martyr n°50



Martyre n°73



Martyr n°78



Martyre n°85



Martyr n°152



Martyr n°374



Martyr n°399



Martyre n°408



Martyr n°438



Retour pour le déjeuner à la maison des coopérants où Philibert et Antoine s’activent aux fourneaux. Et nous de mettre la main à la pâte puis les pieds sous la table. Après le déjeuner, détour à l’Internet café d’à-côté du Palais royal, en front de Tonlé Sap, et d’où je vous ai envoyé ma dernière chronique. Le soir, petit tour au Burger King local, avant un film bien beauf à la maison. Une petite causerie, et au dodo : la messe est à 9h demain matin. Messe dans la toute nouvelle église paroissiale, encore en travaux d’ailleurs, et qui sera consacrée le 6 janvier par le Cardinal Martino, Président du Conseil pontifical Justice et Paix. Après le passage à la tondeuse de ma tignasse et un déjeuner bien sympathique chez Rémi et Marie, deux coopérants mariés de l’été dernier et arrivés récemment, il est temps de repartir dans nos provinces respectives et ainsi d’achever un week-end phnom penhois une fois de plus excellent.

Je pourrais m’arrêter là, et passer à la traditionnelle pensée de la semaine qui clôt généralement ma chronique. Mais je voudrais d’abord vous rapporter quelques mots de Norodom Sihanouk, père de l’actuel roi du Cambodge, qui fut lui-même roi à plusieurs reprises entre 1941 et 2004. Ces mots, ô combien éloquents !, remontent à août 2002 et sont adressés (je cite) "à mes bien-aimés compatriotes" ; je les ai trouvés dans une sélection d’articles du journal francophone "Cambodge soir" qui m’est tombée sous la main par hasard. Ainsi Sa Majesté dresse-t-elle un portrait peu flatteur de son royaume : "Dans les années 1990-2000, nous devenons une nation de mendiants et ne survivons, d’ailleurs très mal, que grâce au riz et d’autres aides de l’étranger et des gros capitalistes. Nous avons d’innombrables mendiants (y compris des agriculteurs) et une bonne partie du 'petit-peuple' fait face à la famine. [...] On connaît les conséquences ultradésastreuses pour notre pays, notre agriculture, nos paysans et nos paysannes, notre 'petit-peuple', nos lacs, nos étangs, nos cours d’eau, nos ressources piscicoles, d’une déforestation continue, extensive, sans frein et sans remède véritable. Je ne me permettrai pas de m’étendre là-dessus. Je dois mentionner seulement le fait qu’une telle déforestation est l’une des causes majeures des cas de sécheresses et d’inondations catastrophiques, ruinant littéralement le pays, notre agriculture, nos paysans et nos paysannes. » A bon entendeur ?

LL.MM. Norodom, père et fils.



Et pour conclure : la pensée de la semaine ; "Le chagrin est comme le riz dans le grenier : chaque jour il diminue un peu." (proverbe malgache). A la semaine prochaine ! »

Saturday, December 1, 2007

Semaine 15 : rizem et circenses.

(blabla)

« Bonjour à tous,

Je vais tâcher de faire bref. Le temps presse. Que vous dire de cette quinzième semaine, déjà loin derrière ? Non pas qu’il n’y ait rien à en dire, bien au contraire, mais plutôt que je ne sais par quel bout commencer. En fait voilà. C’est décidé, pour éviter les longueurs, je commence par vendredi. Vendredi, justement, Philibert et Antoine, coopérants MEP respectivement en poste à Phnom Penh et Kampot, ont la bonne idée de venir me voir. Et pour cause : certes, ça vaut l'coup, mais c’est aussi Bon Om Tuk (nous y reviendrons plus bas), jour chômé ici-bas. La veille, Francois, un prêtre MEP du diocèse de Lille, ordonné en 2005, et tout juste arrivé au Cambodge, est venu s’installer à Kompong Cham pour un an et demi. Du coup, nous voilà partis tous les quatre, à deux motos, direction Han Chey, la montagne-sanctuaire dont je vous ai déjà parlé plusieurs fois, à une bonne vingtaine de kilomètres de piste d’ici, et d'où sort de terre un bouddha de 56 mètres de haut. Saison sèche oblige, en chemin, la moindre voiture nous offre de rouler dans un nuage de poussière et de repeindre nos habits. Je n'vous raconte pas quand c'est un camion. Là-haut, nous avons profité du parc animalier en béton pour jouer aux touristes (voir ci-dessous).


Le Père François, Antoine et moi avons attrapé un dinosaure: merci à Philibert, qui, derrière son appareil, a eu le bon réflexe.

Pour samedi, Antoine nous avait mis en tête de trouver une chariote et son cheval pour une balade atypique le long du Mékong. Du coup, nous voilà partis à sa recherche. En chemin, nous grimpons la « tour cham », qui fait face à Kompong Cham, de l’autre coté du fleuve. Avec ses airs de minaret, construite dans les années 30, elle est un reste de l’administration française et ne sert à rien d’autre qu'à satisfaire le désir de perspective du gouverneur d’alors (elle est pile dans l'axe de la rue au bout de laquelle se trouve la maison du gouverneur). Soucieux de lui donner un genre cham (les chams sont les musulmans du Cambodge et Kompong Cham est leur port d'attache), feu Son Excellence la fit faire dans un pur style arabisant, ce qui est finalement assez curieux pour le coin (voir ci-dessous).


La tour cham

Après cette ascension et une vue magnifique sur la région, nous avons crapahuté aux alentours, et fini par trouver un autochtone partant pour nous promener dans sa chariote, moyennant finance. Hue dada. C’est parti. Vu l'attelage, nous ne sommes pas allés très loin ; deux ou trois kilomètres aller-retour tout au plus. Visiblement, nous étions drôles: les gens riaient sur notre passage. Si le pauvre cheval en a pris pour son grade, la balade était extra (voir ci-dessous).


A dada mon gros bidet.

Ensuite, nous sommes repassés à l’évêché pour prendre deux motos, direction Chup, dont je vous ai déjà parlé, et qui reste la plus grande plantation d’hévéas du Cambodge (6000 hectares). Là, nous avons pénétré cette forêt bicolore, mystérieuse source d’inspiration, et exploré quelques allées forestières aux airs de corridors. A travers les arbres, au loin, le soleil rougeoyant se couche: c'est beau !


A moto avec Antoine


En pénétrant dans la plantation Chup


Dans la plantation Chup

Samedi soir, Dimitri nous a rejoints. Le temps d’enfiler un dîner, quelques bières locales dans un bar de l'autre coté du Mékong, et une courte nuit, nous voilà partis aux aurores dominicales pour Phnom Penh où Bon Om Tuk (la fête des eaux) bat son plein et fait se tripler le temps d'un week-end la population phnom penhoise. Là, Sihamoni, sa cour et son peuple fêtent l’inversion des eaux du Tonlé Sap, et assistent côte à côte à une course de pirogues peinturlurées. Chaque embarcation représente une province, un village, une profession, une ONG, et que sais-je encore. On imagine le plaisir de Sa Très Gracieuse Majesté, perchée sur sa loge de roi et pétant dans la soie, savourant de son auguste coeur le bonheur de voir ses sujets s’amuser dans une liesse asphyxiante. "Du riz et des jeux. Donnez-leur du riz et des jeux". Parallèlement, depuis le loft open space des expatriés dont je vous ai déjà parlé il y a quelque temps (lui est directeur de l'aéroport de Phnom Penh), nous avions sans aucun doute une des plus belles vues de toute la ville; j'ose le dire: c'était royal (voir la photo ci-dessous, prise de là-haut. Voir aussi ici).



Après le feu d’artifice, nous voilà repartis dîner sur l’autre rive du Tonlé Sap, chez une certaine Vantha, une khmère qui tient le magasin de l’Eglise catholique à Phnom Penh ("Up to you"). La traversée sur le seul pont de la ville a failli se terminer en stand by de deux heures. Mais nous avons eu plus de chance que Philibert qui nous suivait de dix minutes, et qui, forcé de rebrousser chemin, n’est jamais arrivé. Vantha et sa famille nous ont reçus comme des rois, et le dîner, arrosé de quelques binouzes était bien sympathique. Le plus drôle, c'est que Vantha nous a montré les photos de son périple dans le Bordelais, je ne sais chez quel expat', et que sur une des photos, j'ai reconnu une Bordelaise avec qui il m'est arrivé, plus jeune, de danser sur Bob Morane. Là encore, je ne sais pas si c'est le monde qui est petit, ou bien la France qui est grande... Notre soirée s'est soldée par un tour à la fête foraine, où manèges et autres beauferies ont fini de nous régaler. On a bien rigolé. Voilà un week-end bien chargé qui s’achève. Lundi : retour à Kompong Cham, pour entamer la seizième semaine la tête pleine d’images magnifiques. Si vous le voulez bien, nous attendrons encore quelques jours pour en parler. D’ici là, je vous laisse sur la pensée de la semaine : "Un homme qui se noie cherche à s’aggriper même à une paille de riz" (proverbe chinois). »

Monday, November 19, 2007

Semaine 14: je suis un bateau de fortune.



(Petit texte écrit à l’occasion de mes trois premiers mois passés au Cambodge)

« Je suis un bateau de fortune. Arraché à la France par des vents violents, j’ai repris la mer, et les flots agités m’ont conduit sur un océan de riz, perdu entre mer et terre, entre espoir et désespoir. Les gens d’ici l’appellent leur pays. Drôle de nom. D’ailleurs, les gens d’ici ont tous de drôles de noms. Parfois même, ce ne sont que des sons ; pire : des onomatopées. Mais qu’ont-ils donc tous à m’appeler « Loï¹ » ? Mais qu’ont-ils donc tous avec leur « hello » ? Mais qu’ont-ils donc tous avec ce sourire en continu ? Ça va bien maintenant : je m’appelle Louis (« Lou-i » vous dis-je !), je ne suis pas Rosbif, et ce sourire me feinte. Ce sourire est une arme terrible. Un camouflage criard qui hurle. Un masque de tragédie grecque.

Quel est donc ce pays où les gens ne sont ni Blancs, ni Noirs, ni Jaunes ? Quel est donc ce pays où seul le riz ne rit pas ? C’est bien cela, et j’y reviens : les gens d’ici l’appellent « leur pays ». Mais moi, je ne l’appelle pas. C’est lui qui m’appelle. Tous les matins, il m’appelle à me lever aux aurores (et ici elles sont tôt). Tous les jours, il m’appelle à prendre sur moi. Tous les soirs, il m’appelle à poursuivre ma route. Mais la mer est agitée, et la route est parfois difficile : j’ai du mal à passer le creux des vagues. J’ai la tête qui fait gling gling ; j’ai les yeux qui remuent ; j’ai le coeur qui s’excite. Ça secoue fort. Ça bouscule les idées reçues. Ça mélange les genres. Mais heureusement, les gens d’ici ne sont pas les seuls à être ici chez eux. Moi aussi je suis chez eux. Finalement, ici, nous sommes tous chez eux. Bien sûr, ailleurs, me direz-vous, j’ai un chez moi, rempli de confort et de sécurités. Certes.
Mais voilà, je suis ici, chez les gens d’ici, avec les gens d’ici, que l’on appelle des « Khmers ». Peuple ô combien tourmenté que ce peuple khmer. C’est son Histoire qui le tourmente. Bien sûr, il y a très longtemps, les Khmers avaient un très grand royaume, riche et puissant ; oui mais voilà : tout ça est révolu. Tels une cité engloutie par les caprices du temps, les derniers témoins de cette époque glorieuse surgissent aujourd’hui du milieu de la jungle : on les appelle « Angkor ». C’était l’apogée des Khmers. Mais depuis que la mélancolie a gagné la guerre, leur mer de riz, que l’on appelle « Cambodge », a pris la voie d’un lancinant déclin. Déchiré par une Histoire sans pitié, meurtri par des attaques incessantes venues de toutes parts, le Cambodge aura même été la proie malheureuse d’un des derniers grands génocides que les Hommes aient commis. Dans sa longue destinée de martyr, rien ou presque ne l’aura épargné. Le fond a été atteint, et c’est sur la cendre que les gens d’ici reprennent espoir. Ils reprennent espoir en l’Histoire ; ils reprennent espoir en eux.

Dans le coin où je suis, il y a une ville que les gens d’ici appellent Kompong Cham. Ça veut dire « port des Chams » ; et les Chams, précisément, ce sont les musulmans d’ici, qui sont ici depuis très longtemps. Pas très loin d’ici il y a une mosquée, et quand le vent porte, on peut entendre le muezzin appeler à la prière. Qui l’eût cru ?
Kompong Cham, c’est là que les gens d’ici m’ont fait un lit. C’est là qu’ils m’attendaient. C’est là que je vis. Appelé par ce pays, je vis dans un coin, un coin magnifique. En arrivant à Phnom Penh, le premier jour, en août, je me souviens : ce n’était pas pareil. Ce n’était pas le même coin. C’était le coin d’une capitale bousculée par les couleurs de l’Occident. Kompong Cham, c’est une ville encore hésitante, déchirée entre tradition et consumérisme, entre archaïsme et modernité. Un coin d’Orient dans la province cambodgienne, où le temps ne s’est pas arrêté pour autant. Un coin de ville à la khmère, chez les Khmers. Les Khmers, justement, ne vivent pas comme moi. Ils vivent comme eux. Pourtant, ils disent « fromach », « beu’ », « pom’ », « pain », « chokola ». C’est ce qui leur reste de l’administration française ; c’est une partie de ce que mon pays leur a laissé. S’ils disent comme nous parfois, pourquoi ne me disent-ils pas « bonjour » ? Etranger parmi les gens d’ici, je me sens étranger. Je suis un barbare parmi les gens d’ici, ou plutôt un « baraing » comme ils disent. En langue locale, la Seine se dit « Mékong ». Et le Mékong, justement, passe tout près de là où j’habite. A vol d’oiseau, peut-être deux cents mètres. Et comme le muezzin tout à l’heure, quand le vent porte, on entend les bateaux ; et comme le muezzin tout à l’heure, eux aussi appellent à la prière. Ils appellent à prier Dieu, et le remercier d’être là, au bord du Mékong, à servir son Eglise. Kompong Cham est sur la colonne vertébrale de la péninsule indochinoise : un pont financé par les Japonais y enjambe le Mékong, et permet à l’axe Bangkok-Saigon de ne pas s’arrêter. Point de passage obligé. Mais point de passage seulement. Hormis passer, il n’y a en fait ici pas grand-chose à faire ; en tout cas, pas de quoi faire ce que j’attendais d’une ville importante. Au départ je me disais : « Mais c’est pas possible ! Y’a rien à faire ici ». Aujourd’hui, je me dis qu’il y a à faire ce que les gens d’ici font. Mes yeux s’y sont faits. Mon regard a changé. Même mon ventre a appris. Il a appris que ce qui est mauvais en France peut être bon ici. Il a appris à surmonter son mal de mer (pour mes papilles gustatives, c’est une autre affaire...). Bref. Les gens d’ici vivent à leur manière. Et je ne suis pas là pour qu’ils vivent à la mienne.

Mais que fais-je ici au juste ? Combien de fois je me suis posé cette question ! Combien de fois je me la pose encore ! Grâce au temps qui passe, des réponses émergent cà et là. Par exemple, j’y fais des rapports financiers pour les organismes étrangers qui nous soutiennent. Sans ces financeurs, point de finance. Sans finance, point de projets. Ce serait bien dommage, car les projets mis en place par l’Eglise locale sont bons pour les gens d’ici. Ce sont des projets éducatifs, qui offrent l’occasion unique à de nombreux jeunes d’aller à l’école, et parfois même à l’université. Les enfants pris ici en charge sont des paysans, à qui leur campagne n’offrait jusqu’à présent que de reprendre la rizière familiale. Développeurs, relais, programmateurs, réalisateurs : les prêtres font sur le terrain un travail de titan. Jusqu’au fond des campagnes, ils vont aider des jeunes à pouvoir se choisir un avenir. Ils vont aider le Cambodge à pouvoir se choisir un avenir. Il vont l’aider à se doter de la matière grise dont il la besoin pour sortir du bourbier dans lequel il s’enlise depuis trop longtemps. Ni assistanat, ni prosélytisme, ni conquête : retenons simplement développement, d’intelligence avec les valeurs de l’Evangile. Les « lopoks », comme on les appelle, oeuvrent à développer l’éducation dans des coins dont tout le monde se fout. Ils tentent d’humaniser un pays déraciné par la longue nuit pol potienne. Ils participent à la construction d’un monde meilleur. La tâche est énorme, mais la tâche vaut le coup. D’ailleurs, les gens d’ici valent le coup. Ne sont-ils pas pour moi un repère, un phare dans la nuit ? Excessif, certes. Mais quoiqu’ils soient, ils sont l’île salvatrice sur laquelle j’ai échoué. Je suis un bateau de fortune amarré à un peuple en marche vers la Lumière.


J’y reviens : que fais-je ici au juste ? Je fais de la comptabilité avec ma collègue indigène. Quand je suis arrivé, mon prédécesseur était déjà parti. Un tuilage de courte durée avec un second coopérant ne m’aura laissé qu’un court temps pour apprendre à manier la barre. Guidé par mon instinct de survie, j’ai suivi les traces laissées par mes prédécesseurs, dans les casiers et dans mon ordinateur de bord. En cas de panne, ma collègue, forte d’avoir pris la mer avant moi, est bien souvent mon meilleur remorqueur. Et quand une tempête intertropicale éclate (je suis ici à 12° de latitude Nord), je vois toujours au loin la lueur des phares. Elle me rappelle que le port n’est pas loin. Elle me fait garder espoir. Je suis un bateau de fortune.
Quatre fois par semaine, je mets le cap sur un village, remorqué par une moto. C’est comme au théâtre. Pendant que je me glisse entre ses nids-de-poule, la piste tape-cul longe le Mékong. À chaque fois le rideau se lève. À chaque fois mes yeux en prennent plein la vue. Là-bas, à Phum Thmey, dans l’église, je joue à l’apprenti prof d’Anglais. Des élèves assis par terre font le plus souvent semblant d’écouter. Ils font semblant de comprendre, aussi, parfois. Pas facile de me faire comprendre quand les mots me manquent. Les gens d’ici parlent leur langue, et j’apprends peu à peu à la parler avec eux.

Que fais-je d’autre ici ? Je mets parfois le cap sur des choses à voir. A plein moteur, je vogue vers des sites exceptionnels, qui surgissent des rizières, tels la queue d’une baleine. Je m’approche. Je regarde. Et mes yeux dégustent des paysages uniques. Ils se baladent sur les charmes requinquants du Cambodge. Ils s’offrent un bain moussant aux vertus thérapeutiques.

Que dire au final de ces premiers temps passés à Kompong Cham ? Que dire de ma mission ? Que dire de mes états-d’âme ? Oh non je ne vais pas prétendre que tout est génial. Je ne prétends pas attendre que tout soit génial : je ne suis pas là pour ça. C’est vrai, souvent, et j’y reviens, je me suis demandé : « Mais bon sang, qu’est-ce que je fous là ? Ce que je fais est-il vraiment utile ? ». D’ailleurs, aujourd’hui encore, parfois, je me pose la question. C’est une question qui peut surgir à chaque instant. C’est une question qui m’a déjà fait dire que je perdais mon temps, et le temps des gens d’ici avec. Mais la douceur des flots et la tranquillité des gens d’ici m’ont appris à prendre sur moi. Elles m’ont appris à apprécier la khméritude. Poussé par une force tranquille (sans commentaire...), j’ajuste peu à peu ma quille aux eaux cambodgiennes. Je me stabilise, et reste à l’écoute de l’océan de riz sur lequel je navigue depuis maintenant trois mois. Je m’applique à flotter. En quelque sorte, je n’oublie pas que je suis un bateau de fortune.


Voilà. C’est fini. Que vous dire brièvement d’autre pour cette quatorzième semaine ? Calme jusqu’à vendredi, elle a fini dans l’agitation. Et pour cause : alors que toute la semaine une bonne partie des missionnaires MEP, de tous les genres et de toute l’Asie, s’étaient retrouvés à Siem Reap pour un colloque sur "la religion de l’Autre", quelques uns d’entre eux sont venus passer le weekend à Kompong-Cham, dont le Père Colomb, Vicaire général de la rue du Bac, et responsable de la coopération. Ainsi, Dimitri était plus ou moins prié de venir à Kompong Cham pour le voir. Il en a profité pour me rapporter mon vélo, et s’est donc avalé en sens inverse mon trajet de la semaine dernière. Samedi après-midi, nous sommes allés à Koh Roka, un village à sept kilomètres de Kompong Cham, et dont je vous ai déjà parlé. Là, nous avons assisté à l’inauguration d’une école financée par les Salésiens de Don Bosco, en présence des autorités religieuses et civiles locales (moines bouddhistes compris). Bref. Depuis mon arrivée, l’évêché n’avait jamais été aussi plein. Le temps d’un week-end, c’était bien sympathique. Depuis, tout le monde est reparti, et le calme a repris sa place. Voilà mes chers amis ce que je voulais vous dire cette semaine. En attendant la semaine prochaine, comme de bien entendu.

Et bien sûr : la pensée de la semaine : "Si tes projets portent à un an, plante du riz ; à vingt ans, plante un arbre ; à plus d’un siècle, développe les hommes" (proverbe chinois). »


¹En khmer, “loï” signifie “argent”.

Wednesday, November 14, 2007

Semaine 13 : les bouts des doigts du bout du monde.

(blabla)

« Chers lecteurs assidus ou non, bonjour. Et voila que fut la treizième semaine. Et voilà qu’elle fut plus agitée que la douzième. Et voilà que je me mets à lui trouver des mots, pour la coucher sur le papier de mon écran d’ordinateur.

Lundi d’abord : concert promotionnel sur le stade municipal de Kompong Cham, avec LE tout Kompong Cham (dont la moitié de l’évêché). Pour les organisateurs, tenez-vous bien, il s’agissait de vendre du savon aux vertus blanchissantes. Hé oui : alors qu’en Europe on court derrière le moindre rayon de soleil pour se faire dorer la pilule, ici-bas, non seulement on le fuit, mais on cherche à devenir aussi blanc que possible. C’est le chic suprême d’être blanc. Que je me promènerais à poil, que je serais chic... Bref. Je vous raconte la scène : justement, une scène digne de ce nom, avec spots, lasers, vidéoprojections et j’en passe ; la télé locale en direct ; des centaines de Khmers ; des vendeurs à la sauvette ; des jeux forains (style une roue toute brinquebalante) ; des marchands d’savons blanchissants sous des chapiteaux bariolés à la façon Foire de Paris ; et trois blancs (dont moi). Des chanteuses sorties d’à peu près nulle part se dandinent sur scène. Chants khmers à la khmère chez les Khmers, entrecoupés de messages publicitaires ventant les mérites des savons décolorants. En fin de concert, le Pierre Palmade et la Michelle Laroque locale (pardon pour ceux qui auraient réussi à échapper à leur déferlante) font rire la foule. Si je ne comprends rien ou presque, je ris quand même : apparemment, c’est drôle.

Les jours suivant, rien de particulier : vie de bureau jusqu’à 15 h 30, puis départ pour Phum Thmey où je continue à jouer l’apprenti prof d’Anglais, devant des élèves, sinon insupportables, du moins bien agités. Combien sont-ils à comprendre quoi que ce soit ? Pas plus de deux ou trois, peut-être moins. Mais l’espérance habite en nos coeurs.

Samedi matin : départ pour Prey Veng en vélo, une ville située à 80 km au sud-est de Kompong Cham, et capitale de la province du même nom. Trois heures à pédaler à travers les rizières, désespéramment plates. A Prey Veng, l’Eglise a mis en place deux centres, où des jeunes, garçons et filles séparés, sont logés à l’année, pour y poursuivre leur scolarité (voir ci-dessous).



Je peux vous dire que ça bosse dur. Emploi du temps minuté. Etude, étude, étude.
C’est à Prey Veng aussi qu’est installé Dimitri, de son état le coopérant français le plus proche de Kompong Cham, et dont je vous ai déjà parlé les semaines passées. Arrivé là-bas pour déjeuner, j’ai mis les pieds sous la table, avant d’aller voir l’école où ledit Dimitri donne des cours d’Anglais : c’est la brousse au milieu de nulle part. Puis, petit tour dans Prey Veng, où, précisément, il n’y a rien à voir, hormis peut-être un musée, fermé à peu près toute l’année, et qui, d’extérieur, ressemble vaguement à quelque chose, mais pas à un musée. Au dire du Lonely Planet, il suffit de regarder par la fenêtre et l’on a vu tout ce qu’il y a à voir, c’est-à-dire rien, ou presque. Ceci dit, il y a quand même une curiosité à Prey Veng : cette ville au milieu des terres a des airs de bord de mer. Et pour cause : les eaux du Mékong y forment un lac immense dont on voit à peine l’autre rive. Une jetée a d’ailleurs été construite, et un vent presque marin souffle du fin fond de l’horizon. C’est assez étonnant.

Ensuite, petite visite à quelques familles pauvres, dont une, avec ses deux parents (le père est un ancien Khmer Rouge) et ses six enfants vit dans une cabane monopièce à peine construite de trois planches et deux clous, au milieu de quelques détritus en attente de décomposition. Au retour, arrêt à l’usine de glace (rares au Cambodge sont les familles équipées d’un frigo ; du coup, on achète de la glace en gros cubes qu’on met dans une glacière en attendant que ça fonde).

Dimanche, comme cela avait été prévu, nous partons à six, direction un village de brousse pour y couper les cheveux et les ongles des enfants, avant de les shampooiner à l’anti-poux. Ce village est à une heure de piste environ de Prey Veng, au bout du monde. Quand on arrive, ça court dans tous les sens, et tout ce petit monde vient s’asseoir sur une grande bâche, avant d’entonner quelques chansons (voir ci-dessous).



Et nous de passer bientôt à l’action. Dimitri et un autre compère en coiffeurs, pendant que je joue au manucure sur dix fois plus de bouts de doigts que d’enfants qui me tendent leurs mains, en l’occurrence pleines de doigts. Question ongles, je sais pas vous, mais moi, c’est pas mon fort. Je coupe comme je peux, en en faisant jongler plus d’un. Mais mes bons amis, ne faut-il pas souffrir pour être beau ? (voir ci-dessous).



Ensuite : séance "je lave les cheveux". Et vas-y que je frotte, tandis que d’autres s’épouillent entre eux. Au final, c’est pas trop mal, et tout le monde il est propre (voir ci-dessous).



Enfin, retour à Prey Veng pour déjeuner, avant que Mgr Susairaj, de retour de Phnom Penh, ne me prenne au passage pour rentrer à Kompong Cham. Et voilà le travail. Super week-end. Super semaine.

Voilà mes chers amis ce que j’avais à vous raconter pour cette treizième semaine, qui couronne mon premier trimestre passé au Cambodge. On dirait bien que le temps s’accélère.
Et bien sûr : la pensée de la semaine : "Le chagrin est comme le riz dans le grenier: chaque jour il diminue un peu" (proverbe malgache). »

Thursday, November 8, 2007

Semaine 12 : la sauce khmère.

(blablabla)

« Bonjour à tous,

Une fois n’est pas coutume, je suis en retard. Et bien comme il faut cette fois. Mais que dire au juste de cette douzième semaine alors que la treizième est déjà bien avancée ? Faut-il au juste avoir quelque chose à en dire ? Faut-il toujours avoir quelque chose à en dire ? Quoiqu’il en soit, je n’en broderai pas un roman. Un mot suffirait presque : tranquille. Je continue mes rapports, je poursuis mes cours d’Anglais, et les plaines finissent peu à peu de se vider. Samedi, semblant d’agitation : un groupe de Français, dont certains en coopération à Phnom Penh et d’autres venus les visiter, passent à Kompong Cham. J’en profite pour aller me poser un peu avec eux sur le front de fleuve. Bref. Rien de détonnant.

Ce vide informatif me permet de vous faire une brève présentation de l’Eglise du Cambodge, comme je vous l’avais annoncé il y a déjà quelque temps. Tout commence en 1555, avec l’arrivée du Portugais Gaspar da Cruz, dominicain à ses heures, et missionnaire de surcroît. Je vous passe les détails (et vous renvoie au livre de François Ponchaud, La Cathédrale de la Rizière, paru chez Fayard), mais la première église locale est construite dans le dernier quart du XVIe siècle.

Au XVIIe siècle, bon nombre de Japonais et d’Indonésiens catholiques viennent s’installer au Cambodge ; au XVIIIe siècle (je vous l’avais dit que ce serait bref...), le père Levavasseur rédige un catéchisme en Khmer, ainsi qu’un dictionnaire Khmer-Latin. Il fonde également une congrégation religieuse pour femmes. Bientôt, les catholiques subissent les premières persécutions, après que les Siamois ont envahi l’ancien royaume d’Angkor. En 1790, il ne reste qu’une petite communauté qui se rassemble à Battambang. Le premier XIXe siècle verra le Cambodge sombrer dans une instabilité chronique, et dans tout c’bazar, les catholiques voguent au gré des vents politiques, même si leur religion, venue de l’Occident, séduit bien souvent les autorités locales.
C’est dans ce tumultueux décor que Rome nomme, en 1850, Mgr Miche premier vicaire apostolique de Phnom Penh. En 1866, trois ans après la signature du protectorat de la France sur le Cambodge, le roi Norodom appelle les catholiques à venir s’installer à Phnom Penh. Mais personne n’est dupe : le catholicisme, sous l’administration française, a bel et bien le visage de l’étranger, et son inculturation n’est pas encore à l’ordre du jour. Les églises construites alors sont les mêmes que l’on construit en métropole. Mais les pères des Missions Etrangères de Paris font un travail de linguistique remarquable, leurs dictionnaires restant jusqu’ici pour la plupart inégalés. Il n'empêche: la présence de l’Eglise dérange par bien des aspects, et dans la tourmente de la Guerre d’Indochine, elle sera victime des mouvements nationalistes.
Ecoutant les leçons de l’Histoire, au lendemain de l’indépendance, les autorités ecclésiastiques locales s’appliqueront à "khmériser" leur Eglise, même si les Khmers y restent alors encore très minoritaires (Vietnamiens et Chinois en constituant les plus importants contingents). Ainsi les années 1953-1970 seront-elles de belles années pour l’Eglise du Cambodge, avec l’ordination du premier prêtre khmer le 7 novembre 1957. En 1968, le vicariat apostolique de Phnom Penh est scindé en trois : à ses côtés, deux préfectures apostoliques voient le jour : celle de Battambang, et celle de Kompong Cham (où je suis basé). La même année, une dérogation romaine autorise l’Eglise du Cambodge à célébrer la Toussaint le jour de Pchum Ben, la fête des morts. L’Histoire voudra pourtant que cette khmérisation progressive de l’Eglise locale ne reste qu’un passage vers le chaos des années 1970.

Et pour cause: le 18 mars 1970, le coup d’état du général Lon Nol fait basculer le pays dans près de vingt années de guerre. Ce sont d’abord les Vietnamiens, victimes d’une véritable chasse aux sorcières, qui subissent de plein fouet la barbarie des Hommes. Le premier grand massacre a lieu les 12 et 13 avril 1970 : les soldats cambodgiens encerclent le village de Chruy Changvar, presque exclusivement peuplé de catholiques, et embarquent tous les hommes de plus de quinze ans avant de les liquider froidement ; dans les jours qui suivent, se sont plusieurs milliers de cadavres qui flottent sur le Mékong. Parallèlement, les responsables chrétiens sont eux aussi un à un massacrés, et le tiers du pays se réfugie à Phnom Penh, faisant de la capitale une ville au bord de l’asphyxie. Dans ce chaos qui en prépare un autre, et alors que les Américains bombardent à tire larigot le Cambodge (bon nombre de Nord-vietnamiens étaient venus se planquer au Cambodge), est mis en place le "Comité d’entraide et d’assistance aux victimes de guerre" dont le secrétaire général est le père Emile Destombes (aujourd’hui vicaire apostolique de Phnom Penh), et qui se ralliera par la suite à Caritas. A la veille de la grande nuit pol potienne, alors que les bottes bruissent au loin, bousculant un peu le calendrier, le père Joseph Chmar Salas est ordonné évêque coadjuteur de Phnom Penh (14 avril 1975). Il reste pour l’heure le seul et unique évêque khmer de l’Histoire.
Inutile de revenir trop longuement sur les lendemains du "glorieux 17 avril" 1975 (comme aimaient l’appeler les Khmers Rouges), mais en quatre ans de lutte effrénée contre toute forme d’intelligence et d’occidentalisme, les révolutionnaires auront bel et bien raison de l’Eglise locale. Si certains prêtres sont évacués dès le mois de mai 1975 avec le reste des occidentaux réfugiés à l’ambassade de France, ceux qui font le choix de rester y paieront de leur vie, à l’instar de Mgr Salas, et en même temps que 2 à 4 millions de Cambodgiens. En 1980, tout est à reconstruire, à l’image de la cathédrale¹, minutieusement démolie par les Khmers Rouges, qui allèrent jusqu’à récupérer les ferrailles armant le béton, comme un pied de nez à l’opium du peuple !

Si la "libération" du Cambodge par les troupes vietnamiennes en 1979 autorise des communautés chrétiennes à se reconstituer, l’Eglise reste tout de même tributaires des bons vouloirs des nouveaux occupants, et la surveillance policière des communistes vietnamiens fait l’effet d’une chape de plomb sur une Eglise déjà quasiment réduite à cendres. En réalité, l’Eglise cambodgienne s’est remise en marche dans la clandestinité. Mais à Phnom Penh comme ailleurs, la fin des années 1980 verra le dégel du communisme, et dès 1989, Mgr Ramousse, ancien vicaire apostolique, expulsé en 1975 et jusque là persona non grata, en fut autorisé à retourner au Cambodge. Il faut attendre avril 1990 pour que les Chrétiens aient officiellement droit de cité, et 1992 pour que Mgr Ramousse retrouve la place qu’il avait perdue 17 ans plus tôt. La constitution de 1993 grave dans le marbre la liberté religieuse, et 1994 voit l’établissement de relations diplomatiques entre le nouveau Royaume du Cambodge et le Saint-Siège. Voilà en quelques mots l’Histoire de l’Eglise locale.

Aujourd’hui, encore très minoritaire, elle oeuvre dans des travaux, certes spirituels, mais aussi de développement, à la grande satisfaction des autorités locales (nombreux projets éducatifs). Par ailleurs, et si ces propos n’engagent que moi, elle semble avoir pris le chemin de l’inculturation, et s'est ainsi engagée dans une voie bien différente que celle qui prévalait, sinon avant 1970, du moins avant l’indépendance. En témoignent les deux photos ci-dessus : on aime ou on n'aime pas, mais l’on y voit un "Jésus à la sauce khmère", dans un style iconographique bien différent que celui auquel on est habitué (le premier est à l’évêché de Kompong Cham – là même où j’habite - ; le second est dans la nouvelle église de Koh Roka, à sept kilomètres de là).















Voilà donc mes chers lecteurs ce que je voulais vous raconter cette semaine. Le ton est peut-être un peu académique, mais je ne rencontre pas chaque semaine une dérangée du ciboulot comme j’ai pu le faire la semaine dernière. Quoiqu’il en soit, à bientôt, et bonne fin de semaine.
Et comme de bien entendu : la pensée de la semaine : "Contrairement à l’immense majorité des intellectuels, le riz, pour être cultivé, exige une certaine chaleur", Antoine de Caunes. »


¹La cathédrale était quasiment neuve ; entreprise par Mgr Chaballier en 1951, sa construction, financée principalement par les dommages de guerre versés par la France pour les églises détruites pendant la Guerre d’Indochine, avait été achevée en 1962 seulement. L’édifice était imposant : 80 mètres de long, 36 de large au transept, et 60 de haut. Pour assurer sa stabilité, 328 pieux de 13 mètres chacun avaient été enfoncés dans le sol. Source : PONCHAUD (François) – La Cathédrale de la rizière, 450 ans de l’Eglise au Cambodge, Paris, Fayard, 1990, p. 118.

Tuesday, October 30, 2007

Semaine 11: la grognasse enragée.

(blabla habituel)

« Bonjour à tous. Et la onzième semaine fut. Elle fut courte. Sept jours seulement. Pas un de plus. Qu’en dire d’autre ? Comme je vous en ai déjà dit deux mots la semaine dernière, je joue au prof d’Anglais à peu près trois fois par semaine, à Phum Thmey. Si j’y étais allé en vélo la première fois, je ne m’y suis toujours pas remis, préférant succomber aux charmes de la moto. Bref. Les premiers cours ne sont pas une mince affaire : visiblement, le niveau des élèves est assez hétérogène, et sur les deux ou trois qui comprennent quelque chose, un ou deux fait/font semblant d’écouter, en papotant avec le voisin. En réalité, absence de tables et chaises oblige, j’ai affaire à un tas d’élèves assis par terre, écrivant comme ils le peuvent, ou n’écrivant pas, plus simplement. Bref. Je vous passe les détails. J’avais apporté une chanson d’amour qu’une popstar locale a reprise en Khmer (here right waiting for you), mais comme ils n’y comprennent rien ou presque, on est reparti sur l’alphabet, ou à peu près.

Petite anecdote de la semaine : mardi, au retour de Phum Thmey, nids-de-poule obligent, mon téléphone n’a pas résisté au soubresauts du trajet en moto, et est tombé de ma poche. Je m’en suis aperçu en arrivant à Kompong Cham. Après l’espoir perdu de l’avoir oublié sur place, je m’étais fait une raison : comme mon saucisson il y a quelque temps (ceux qui me suivent depuis le début sauront de quoi je parle): adieu l’ami. Pourtant, mercredi, toujours au retour de Phum Thmey, et à l’approche de Kompong Cham, je croise une dame sur sa moto qui me fait de grands signes. Je freine. Elle s’arrête, et me fait comprendre qu’elle sait où est mon portable. Ravi de cet énorme coup d’bol, je la suis, et arrive effectivement chez les gens qui ont trouvé mon portable la veille, sur la piste. Mais je déchante très vite : on me demande 100 dollars pour le récupérer. Devant ma tête d’ahuri, le prix descend à 50 dollars. Espérant ne pas bien comprendre l’incompréhensible, je préfère dire que je reviendrai le lendemain matin.
Jeudi matin : j’arrive avec trois Khmers chez les mêmes gens. Et c’était bien ça: la bonne femme me demande 50 dollars pour récupérer mon portable. Pas même question de me le montrer avant que j’aie aligné la monnaie. Ecoeuré par si peu d’humanité, à deux doigts d’envoyer mon poing bouillonnant dans la tronche de cake qui me fait face, je préfère sortir de la baraque (quelques planches et un toit) en claquant la porte (retenons l’expression car, précisément, il n’y avait pas de porte). Pour leur part, mes trois compères restent sur place. Au bout de cinq minutes, je vois Prim Prey (ma collègue de la comptabilité) sortir elle aussi en furie. C’était la première fois que je voyais un local en colère : ils sont d’ordinaire cachés derrière leur incessant sourire, et il est rare qu’ils fassent tomber le masque. Bref. Pour ce qui est des deux compagnons de route restant, ils ont fait ce qu’ils ont pu, et la trouveuse leur a finalement rendu ma carte sim, tout en essayant parallèlement de leur revendre mon portable ! Autant vous dire que tout le monde ici est d’accord : c’est pas de chance pour moi, mais mon portable a été trouvé par une énorme grognasse (ouf ! J’avais peur que ce fût culturel...). Enfin bref. Passons. Je lui laisse, mon portable, à la voleuse. Et elle peut même se le ... Enfin non rien. J’allais dire des insanités. Mais ceci dit, ça fait du bien quand même.

Pour le reste, j’ai passé mon week-end à Phnom Penh. Et y suis même parti vendredi matin, puisque j’avais rendez-vous à 11h à l’ambassade de France avec Dimitri, dont je vous ai déjà parlé la semaine dernière (fraîchement arrivé, il ne savait pas comment aller à la maison des coopérants). Vendredi soir : messe des coopérants, puis anniversaire de Bruno (un des nôtres) chez des expats (Bruno s’occupe de la communauté francophone de Phnom Penh) : groom, billard, piscine, et tout le tralala rien que pour nous : on se s’rait crû au paradis (...). Sur ce, des amis Khmers nous ont fait une petite danse en costume traditionnel. Et nous de regarder le spectacle un verre à la main : vous me pardonnerez, mais la scène avait quelque chose de la belle époque...

Samedi : petit tour dans Phnom Penh, puis refête chez les expats. Trois ronds dans la piscine, et voilà l’travail. Dimanche : messe dominicale, petit tour au marché russe, puis déjeuner pantagruélique chez d’autres expats au sens de l’accueil surdimensionné. Appartement magnifique avec vue sur le Mékong, le tout à deux pas du Palais Royal. Et enfin : retour à Kompong Cham.

Voila pour la semaine. Je ne m’étalerai pas davantage cette semaine, mais le coeur y est. A la semaine prochaine donc.
Et bien sûr :
La pensée de la semaine :
"Ainsi fut adopté par la moitié du monde le riz, fils de la terre et nourrisson de l’onde", Delille (1738-1813), Les trois règnes de la nature, VI, 1809. »

Opération Prey Kôn Dien

Bonjour à tous,

Un ami, en mission au Cambodge comme moi, lance une opération « achat de tableaux » pour l'école où il donne pour six mois des cours d'Anglais ; Prey Kôn Dien (c'est le nom de l'école) est située à environ 80 km de Kompong Cham, la ville où je suis basé. Pour lui permettre de mener à bien cette bonne initiative, je vous invite à participer à cette opération. Pour cela, rendez-vous ici pour de plus amples informations !

Par la même occasion, je vous invite à découvrir ou redécouvrir deux façons de participer à mon aventure :

1) Faire un don aux MEP.

2) Faire un don à la Préfecture apostolique de Kompong Cham.

Par avance, je vous remercie de votre générosité, et de bien vouloir faire passer ce message.

Louis.

Tuesday, October 23, 2007

Semaine 10 : une écrevisse à Tibériade.

Comme chaque semaine, nous retrouvons Louis, en direct de Kompong Cham :

« Bonjour à tous. Je vais faire vite : le temps presse. Que dire de cette dixième semaine, déjà loin ? Elle est passée à toute allure. Et le temps avec. Lundi, mardi, mercredi, jeudi : rien de spécial. Vie de bureau dans un bureau. Vendredi : ça y est, c’est parti ; j’ai donné mon premier cours d’Anglais (si si, je vous assure). Lieu : église de Phum Thmey, dont je vous ai déjà parlé la semaine dernière (à environ douze kilomètres au sud de Kompong Cham, au bord du Mékong). Nombre d’élèves : une trentaine. Age : entre 12 et 17 ans. Horaires : 16h-17h, deux à trois fois par semaine. Equipement : un tableau et un feutre genre Velleda et un lecteur de CD branché sur une batterie dans le style de celle que vous avez sous votre capot. Bref. Pour mon premier cours, j’y suis allé à vélo (environ quarante minutes).

Pendant le trajet (que je connaissais puisque c’est la route du Phnom Han Chey dont je vous ai longuement parlé la semaine derniere), j’ai pu constater que la fin de la saison des pluies ne se passe pas que dans le ciel. Et pour cause : les zones inondées à gauche de la piste se vident dans le Mékong (qui, lui, est à droite). C’est impressionnant. On dirait une grosse baignoire. L’eau s’engouffre dans les quelques passages laissés lors de la construction de la piste (piste, qui, à cet endroit, vous l’aurez deviné, passe sur un pont). Ici, l’effet siphon offre aux pêcheurs l’occasion unique (mais néanmoins annuelle) d’attraper à peu près tous les poissons qui, durant toutes la saison des pluies, s’étaient installés dans les rizières submergées. Un filet en travers, et c’est Tibériade.


Bref. Pour revenir à mon cours : comme il se doit pour un premier jour, j’ai fait remplir une fiche de présentation à tout le monde. La transcription des noms n’a pas été une mince affaire, et les élèves, assis par terre, semblent avoir parfois pris plaisir à compliquer les choses (la suite la semaine prochaine). Samedi : préparation de mon cours de lundi (de la onzième semaine). Dimanche : fin de la saison des pluies oblige, le soleil a eu raison de ma peau de Rosbif, et me voila rouge comme une écrevisse.


L’histoire de ne pas m’arrêter en si bon chemin, laissez-moi vous dire deux mots sur cette période de l’année, si attendue au Cambodge. Et pour cause. Partout, l’eau se retire, abandonnant sur place le riche limon contenu dans les eaux du Mékong. Cet engrais, ô combien naturel, assure ainsi les Cambodgiens de manger à leur faim. Mais le fait le plus spectaculaire ici-bas reste la vidange du Tonlé Sap, le plus grand lac d’eau douce de la péninsule. Ainsi, pendant toute la saison des pluies, les eaux du Mékong, remontant la rivière Tonlé Sap, se déversent dans le Tonlé Sap lui-même, multipliant sa surface par cinq. Lorsqu’arrive la fin de la saison des pluies, le Tonlé Sap, arrivé à saturation, se vide à son tour dans le Mékong, inversant le cours de la rivière (suis-je clair ? Si non, allez voir ici, ou même ici). Ce phénomène unique donne l’occasion d’une fête, dite « des eaux », et plus particulièrement à Phnom Penh, situé au point de raccord des deux rivières. Là, le roi, de son auguste bras, autorise la nature à faire son travail. Si j’en crois certains, c’est pour bientôt.

Bref. Il est l’heure de rendre l'antenne. Merci encore de votre fidélité. Et, sauf contrordre, à la semaine prochaine.

Et bien sûr :
Le carnet : on nous prie d’annoncer le divorce de Monsieur Nicolas Sarközy de Nagy-Bocsa, Grand Maître de l’Ordre de la Légion d’Honneur, et de Madame, née Ciganer-Albéniz. Ni fleurs ni couronnes. Donation possible à l’ordre de la République Française. Cet avis tient lieu de faire-part.

La pensée de la semaine : "Dans la plus grande partie de l'Asie, en Perse, en Arabie, en Égypte et de là jusqu'à la Chine, le riz fait la principale nourriture", Buffon (1707 - 1788), suppl. à l’Histoire naturelle générale et particulière (1749), Oeuv. t. XI, p. 129. »