Thursday, December 6, 2007

Semaine 16 : le charnier et la fleur.

« Bonsoir à tous.

Je dis "bonsoir" car précisément, ici, nous sommes mercredi soir, et je réponds une fois encore à l’appel de mon clavier. Que de bruit ce soir ! Il y a un mariage ou je ne sais quoi à côté, et ça hurle. Visiblement, les gens qui reçoivent ont de l’argent car jamais de mémoire d’homme il n’y avait eu autant de bruit dans la rue. Jamais aussi il n’y avait eu autant de voitures garées. Et quelles voitures ! Des Chevrolet, des grosses cylindrées, des coupées, des pick-up dernier cri. Peut-être est-ce la suite du mariage de la nièce du gouverneur de la province qui a eu lieu le mois dernier dans les mêmes conditions et au même endroit. Et comme le gouverneur se trouve être le frère de Hun Sen, Premier ministre depuis 1985 (ce qui, vous vous en doutez, lui a laissé le temps d’enrichir son clan), ça tombe plutôt bien pour sa nièce; on comprend dès lors pourquoi la police et l’armée ont été appelées à la rescousse. Ainsi, il y a peu, ce mariage donnait à la rue de l’évêché des airs de Boulevard Malesherbes au passage de Poutine. Bref.

Malgré les basses qui me cassent les oreilles, je vais tâcher de vous raconter ma semaine dernière, la seizième de ma vie cambodgienne. Lundi, mardi, mercredi, jeudi : rien de spécial. Comme d’habitude, je n’ai pas pris le temps de voir passer le temps. A noter, simplement, le passage de deux frères de la communauté de Taizé, à l’occasion d’une grande prière à la mode de Bourgogne organisée à Koh Roka mercredi, et poursuivie à Phnom Penh jeudi. Je suis surpris de l’aura qu’a Taizé ici-bas : certains s’étonnent même que je ne connaisse pas...

Vendredi, Dimitri est arrivé pour prendre le petit-déjeuner, après avoir passé une partie de la nuit à l’hôpital de Kompong Cham où il avait accompagné en catastrophe une soeur de Prey Veng (le bled où il est basé) prise de maux de ventre inquiétants vers trois heures du matin (pas de panique : il s’agissait d’une simple colique, fût-elle néphrétique !). Beurre Président et pain frais de la table de Monseigneur avalés, et nous voilà partis pour Phnom Penh en bus. Arrivés là-bas, nous passons grignoter au Sorya, le centre commercial façon occidentale dont je vous ai déjà parlé et où l’on peut manger autre chose que du riz. Ensuite, installation pour deux jours à la maison des coopérants où nous retrouvons une bonne partie de nos compères MEP.

17 heures : partage d’Evangile mensuel, suivi de la messe. L’exercice du partage d’Evangile, grande nouveauté pour moi, est l’occasion d’aller un peu en profondeur dans cette petite flamme qui nous anime ou nous interroge tous plus ou moins, et que l’on appelle la foi. Après la messe : pizzas party, avant que Dimitri et moi décidions d’aller nous rendre compte sur le terrain d’une autre réalité cambodgienne : la prostitution.
Je sens d’ici le petit effet que cette aventure d’un soir vous cause. Je vous sens saisi par la stupeur et la consternation (à moins, bien sûr, qu’il ne vous en faille plus !). Mais rassurez-vous : l’adresse est dans le Guide du Routard (pardon si ça ne vous dit rien qui vaille). Il s’agit d’un bar à ciel ouvert, à deux pas de Mao Tsé Tong boulevard, qui se la joue simili-chic, et répond au doux nom de Martini club. Là, sur fond d’ambiance à peine calfeutrée et de film grand public projeté en 4x3 sur un mur, c’est assez pathétique : une tripotée de Blancs vient acheter de pauvres filles qui n’ont à vendre que leur corps. Mon Dieu que le monde est triste quand il s’y met ! Rassurez-vous toujours : les charmes aguicheurs des maîtresses de maisons n’auront pas eu raison de notre conscience avant que nous ne quittions les lieux, direction le Memphis, un club-bar d’expats autrement plus bon enfant situé à deux pas du Palais royal. Au programme : années 80 à la sono, et quelques binouzes à la main. Voilà de quoi bien dormir.

Samedi matin, le fidèle Dimitri et moi partons à moto, direction Choeng Ek, mémorial du génocide Khmer Rouge, situé à douze kilomètres au sud de Phnom Penh. C’est là que bon nombre de prisonniers ont été massacrés entre 1975 et 1979. Ou plutôt : c’est là qu’une bande de barbares écervelés s’est adonnée au pire pendant les quatre années qu’elle a eu le pouvoir. Je vous passe les détails, mais l’image de ces fosses à peine vidées des centaines de cadavres qu’elles contenaient ou de cet arbre contre lequel les bourreaux s’amusaient à éclater la tête des enfants tenus par les pieds donnent une réelle consistance à un crime jusque là lu sur le papier.

Représentation de la scène de l’arbre




En méditation devant l’arbre (qui a bien changé je vous l’accorde !).



Scène de torture à Choeng Ek.



A l’époque, les installations de ce camp de la mort étaient à peu près réduites à rien : les prisonniers n’y passaient pas plus d’une nuit vivants, et ne nécessitaient donc aucun aménagement particulier... Autant vous dire qu’aujourd’hui il ne reste pour ainsi dire rien du peu qu’il y avait. Seuls quelques maigres panneaux donnent une idée de ce que furent les derniers instants de ces milliers de martyrs. Je me permets d’ailleurs de vous en raconter un, un peu à part sous une sorte de kiosque, et qui montre combien l’historiographie cambodgienne, pour l’heure en plein chantier, a encore besoin de temps et de travail sur soi. Il s’agit d’un texte assez long, présentant avec des mots bien à lui le génocide. Aussi y apprend-on que, je cite, le crime des Khmers Rouges fut "plus cruel que celui orchestré en Europe par les Fascistes de Hitler" (sic). Plus bas, l’auteur semble s’étonner que ces bourreaux aient pu avoir un visage humain, et qui plus est khmer : "ils avaient des visages de Khmers, mais c’étaient des monstres". Enfin, dans un élan nationaliste à peine camouflé, et relevant à juste titre le fait que ce génocide est d’autant plus absurde qu’il a été celui des Khmers par les Khmers eux-mêmes, le texte expire sur une phrase du genre : "ils ont même voulu détruire Angkor qui est la plus belle vitrine de la belle, grande et puissante nation khmère". No comment.

Un panneau à Choeng Ek.



Au milieu du mémorial a été construit un stupa où est entreposée une partie des crânes retrouvés dans les fosses alentour : cet amoncellement de plus de huit mille crânes est plutôt macabre.

Le stupa de Choeng Ek
- contenant :



- contenu :



Pourtant, si Choeng Ek est naturellement un site horrible en soi, où le tragique a eu sa part belle, j’y ai curieusement senti un certain apaisement d’esprit. Il est vrai que le site est agréable : deux hectares de campagne où la nature a repris ses droits, sorte d’hymne à la vie. Autant je n’avais pas tellement aimé Tuol Sleng (dit aussi S-21), l’ancienne école au centre de Phnom Penh, reconvertie une première fois en prison par les Khmers Rouges, et une seconde fois en musée par les Vietnamiens, autant j’ai aimé Choeng Ek. Pour le premier, où les pires barbaries ont également été commises et aujourd’hui dans un état de délabrement tel qu'une interdiction d’accès se justifierait presque, point de vie : le glauque y a remplacé la mort, nous enfermant au passage dans l’asthénie qui semble décidément propre à la nature humaine. Pour le second, visité par une belle journée ensoleillée, la végétation luxuriante, au moins, laisse une place à l’espérance. J’y ai vu la fleur qui pousse au milieu du charnier.

Tuol Sleng : règlement intérieur.



Une salle à Tuol Sleng au temps des Khmers Rouges.



Un lit à Tuol Sleng.
- Avant :



- Après :



Les âmes innocentes (photos affichées à Tuol Sleng)







Martyre n°19



Martyr n°50



Martyre n°73



Martyr n°78



Martyre n°85



Martyr n°152



Martyr n°374



Martyr n°399



Martyre n°408



Martyr n°438



Retour pour le déjeuner à la maison des coopérants où Philibert et Antoine s’activent aux fourneaux. Et nous de mettre la main à la pâte puis les pieds sous la table. Après le déjeuner, détour à l’Internet café d’à-côté du Palais royal, en front de Tonlé Sap, et d’où je vous ai envoyé ma dernière chronique. Le soir, petit tour au Burger King local, avant un film bien beauf à la maison. Une petite causerie, et au dodo : la messe est à 9h demain matin. Messe dans la toute nouvelle église paroissiale, encore en travaux d’ailleurs, et qui sera consacrée le 6 janvier par le Cardinal Martino, Président du Conseil pontifical Justice et Paix. Après le passage à la tondeuse de ma tignasse et un déjeuner bien sympathique chez Rémi et Marie, deux coopérants mariés de l’été dernier et arrivés récemment, il est temps de repartir dans nos provinces respectives et ainsi d’achever un week-end phnom penhois une fois de plus excellent.

Je pourrais m’arrêter là, et passer à la traditionnelle pensée de la semaine qui clôt généralement ma chronique. Mais je voudrais d’abord vous rapporter quelques mots de Norodom Sihanouk, père de l’actuel roi du Cambodge, qui fut lui-même roi à plusieurs reprises entre 1941 et 2004. Ces mots, ô combien éloquents !, remontent à août 2002 et sont adressés (je cite) "à mes bien-aimés compatriotes" ; je les ai trouvés dans une sélection d’articles du journal francophone "Cambodge soir" qui m’est tombée sous la main par hasard. Ainsi Sa Majesté dresse-t-elle un portrait peu flatteur de son royaume : "Dans les années 1990-2000, nous devenons une nation de mendiants et ne survivons, d’ailleurs très mal, que grâce au riz et d’autres aides de l’étranger et des gros capitalistes. Nous avons d’innombrables mendiants (y compris des agriculteurs) et une bonne partie du 'petit-peuple' fait face à la famine. [...] On connaît les conséquences ultradésastreuses pour notre pays, notre agriculture, nos paysans et nos paysannes, notre 'petit-peuple', nos lacs, nos étangs, nos cours d’eau, nos ressources piscicoles, d’une déforestation continue, extensive, sans frein et sans remède véritable. Je ne me permettrai pas de m’étendre là-dessus. Je dois mentionner seulement le fait qu’une telle déforestation est l’une des causes majeures des cas de sécheresses et d’inondations catastrophiques, ruinant littéralement le pays, notre agriculture, nos paysans et nos paysannes. » A bon entendeur ?

LL.MM. Norodom, père et fils.



Et pour conclure : la pensée de la semaine ; "Le chagrin est comme le riz dans le grenier : chaque jour il diminue un peu." (proverbe malgache). A la semaine prochaine ! »

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