Friday, December 14, 2007

Semaine 17 : j’ai passé la cinquième.

(blabla)


« Bonjour à tous,

Dix-sept semaines. Cent dix-neuf jours. En comptant mon premier week-end, jusque là oublié, on arrive à cent vingt-et-un jours, soit un tiers d’année. Un tiers d’année passé entre le 10°30 et le 12° de latitude Nord, quelque part, aux alentours du 105° Est. Si loin. Si différent. Si enrichissant aussi. Me croira-t-on si je dis que je me suis enrichi ? Et pourtant, il faut me croire : la khméritude est une expérience enrichissante. Dix-sept semaines passées quelque part sur la Terre, sur notre belle planète. Quatre mois au bord du Mékong, le fleuve nourricier de l’Asie. Cent vingt-et-un jours au Cambodge, un pays qui se réveille peu à peu de son Histoire meurtrie par les caprices des Hommes.
Et voilà que ce soir, je me prends une fois encore au jeu des doigts qui courent. Nous sommes mercredi soir, et il règne un calme plat à Kompong Cham, presque inhabituel. Les touches s’enfoncent une à une, perçant la nuit de leur bruit sec et court. C’est le bruit de mon aventure qui galope. Au loin, elle se rapproche. Au loin, elle prend forme. Les mots s’y accrochent peu à peu, et plus elle avance, plus je me la rappelle. À l’instar de beaucoup d’autres, cette dix-septième semaine fut en somme plutôt calme. En grande partie, je l’ai passée entre mon bureau partagé de Kompong Cham et l’église de Phum Thmey, où je continue de faire le prof d’Anglais tous les jours à 4 heures.

J’aime ce cours d’Anglais. J’aime la piste qui m’y mène et ses paysages quasi-spirituels. J’aime ces moutards de villages avachis par terre à essayer d’écrire, de répéter, et de comprendre. J’aime ce cours d’Anglais : c’est ma cure de jouvence quotidienne.

Pendant ce temps, tel un Mékong se vidant de ses eaux estivales, le temps continue de couler à vive allure, emportant dans ses eaux déchaînées les heures dont j’aurais parfois tant besoin. Aussi, sans même s’arrêter un instant, ce temps qui passe me conduit à samedi, journée qu’il me faut vous raconter un peu plus en détails. Première chose : aller au marché, acheter de quoi dîner ; ce soir, je suis de cuisine: "kniom tfeu mohob baraing". Légumes, fruits, viandes, lait, oeufs, et j’en passe. D’emblée, je mets la main à la pâte à crêpes, qu’il convient parait-il de faire reposer. Ensuite, le Père François (le nouveau) et moi avions prévu de courte date d’emmener les gamins de Phum Thmey à Chup, la plantation d’hévéas dont je vous ai presque maintes fois déjà parlé. Croirez-vous que je fais tout le temps la même chose ? Chup, chup et rechup ? S’il est vrai que Chup a effectivement des airs de ter repetita, j’y reviens, les plantations d’hévéas sont comme le pain à table : on ne s’en lasse pas. Ces forêts dessinées par les hommes ont beau être rectilignes à perte de vue, elles n’en demeurent pas moins envoûtantes et sublimes. Pour ce qui est de la sortie, rendez-vous fixé à 11 h devant l’église, après avoir embarqué la novice de Kompong Cham, et Lokta, le gardien de l’évêché qui a travaillé longtemps à Chup, ravi de jouer le guide le temps d’une journée.
Avec seize enfants d’attaque, nous voilà vingt dans le van du diocèse, direction l’usine de caoutchouc, à une trentaine de kilomètres au-delà du Mékong; en chemin, nous nous arrêtons déjeuner dans un bouiboui de bord de route (voir ci-dessous).

La grande tablée.



Lokta, notre guide, en plein exercice.



Peu habitués aux sorties culturelles, les gamins semblent avoir apprécié la visite. En fin de chaîne de production, nous avons fait la connaissance de Monsieur Yeung, le directeur, qui parle un Français excellent. C’est ainsi que j’ai pu en apprendre un peu plus sur Chup, qui n’a décidément pas fini de me dévoiler ses secrets. Contrairement à ce qu’un premier informateur m’avait dit (et dont je m’étais fait le rapporteur dans je ne sais quelle chronique précédente), Chup totalise non pas 6000 hectares, mais 22735, dont environ 40% sont en permanence exploités. Elle n’en demeure pas moins la plus grande plantation du Royaume. Aujourd’hui propriété de l’Etat, elle a été fondée en 1922 par les Français. Si tout ou partie des machines a été changée depuis, la moitié de l’usine et de ses installations date de cette époque.

Après la visite, nous voilà repartis, direction les abîmes forestiers, où nous nous immergeons un peu avant de repartir. Cette fois-ci, je prends le volant, et, après quelques hésitations, passe bientôt la cinquième.

En voiture Simone !



Joies simples ou non, je redécouvre avec plaisir les sensations presque oubliées de la conduite. Je roule à la cambodgienne, doublant sur coups de klaxon et de voitures en face. Avec ses enfants qui traversent, ses chiens avachis, ses vaches qui surgissent, ses poules affolées, ses nuages de poussières et ses cabosses tape-cul, la piste de Phum Thmey a des airs de piste noire. Je plane au bout du monde, au volant d’un vaisseau qui crache une fumée de poussière. Retour finalement sans encombre, avant de me mettre aux fourneaux. Ah les joies de la popote ! Au menu : poêlée paysanne, crêpes, salades et bananes frites. Riz y es-tu ? M’entends-tu ? Que fais-tu ? "Je suis au placard". Ah ça non jamais ! Un Khmer mange du riz à tous les repas ! Et voilà Sokchear la cuisinière, à l’affût, qui fait cuire du riz, monopolisant un feu au passage. La guerre des fourneaux a éclaté. La voilà qui point son nez au milieu des épluchures et des crêpes en couveuse. Il n'empêche: vu la plâtrée en composition, le riz sera ajourné (ou alors mangé en cachette dans un coin). Au dodo tout le monde, la digestion ne sera pas facile.

Dimanche matin, après la messe de 7 h (trop tôt j’en conviens), direction un village de brousse, pour y distraire quelques bambins hilares, et leur couper les ongles (pas hilares du tout).
Et voilà : à peu de choses près la semaine s’achève. Avant de m'arrêter là, j'aimerais reprendre Soleils couchants, un poème tombé entre mes mains un peu par hasard ; Verlaine y parle d'un paysage qui ressemble étrangement à celui que je traverse tous les soirs, au guidon de ma bécane:
"Une aube affaiblie
Verse par les champs
La mélancolie
Des soleils couchants.
La mélancolie
Berce des doux chants
Mon coeur qui s’oublie
Aux soleils couchants,
Et d’étranges rêves,
Comme des soleils
Couchants sur les grèves,
Fantômes vermeils,
Défilent sans trêves,
Défilent, pareils,
À des grands soleils
Couchants sur les grèves.
"


Et bien sûr, la pensée de la semaine : "C’est joli, la poussière, c’est la poudre de riz des choses" (Natalie Clifford Barney). A la semaine prochaine ! »

No comments: