Monday, November 19, 2007

Semaine 14: je suis un bateau de fortune.



(Petit texte écrit à l’occasion de mes trois premiers mois passés au Cambodge)

« Je suis un bateau de fortune. Arraché à la France par des vents violents, j’ai repris la mer, et les flots agités m’ont conduit sur un océan de riz, perdu entre mer et terre, entre espoir et désespoir. Les gens d’ici l’appellent leur pays. Drôle de nom. D’ailleurs, les gens d’ici ont tous de drôles de noms. Parfois même, ce ne sont que des sons ; pire : des onomatopées. Mais qu’ont-ils donc tous à m’appeler « Loï¹ » ? Mais qu’ont-ils donc tous avec leur « hello » ? Mais qu’ont-ils donc tous avec ce sourire en continu ? Ça va bien maintenant : je m’appelle Louis (« Lou-i » vous dis-je !), je ne suis pas Rosbif, et ce sourire me feinte. Ce sourire est une arme terrible. Un camouflage criard qui hurle. Un masque de tragédie grecque.

Quel est donc ce pays où les gens ne sont ni Blancs, ni Noirs, ni Jaunes ? Quel est donc ce pays où seul le riz ne rit pas ? C’est bien cela, et j’y reviens : les gens d’ici l’appellent « leur pays ». Mais moi, je ne l’appelle pas. C’est lui qui m’appelle. Tous les matins, il m’appelle à me lever aux aurores (et ici elles sont tôt). Tous les jours, il m’appelle à prendre sur moi. Tous les soirs, il m’appelle à poursuivre ma route. Mais la mer est agitée, et la route est parfois difficile : j’ai du mal à passer le creux des vagues. J’ai la tête qui fait gling gling ; j’ai les yeux qui remuent ; j’ai le coeur qui s’excite. Ça secoue fort. Ça bouscule les idées reçues. Ça mélange les genres. Mais heureusement, les gens d’ici ne sont pas les seuls à être ici chez eux. Moi aussi je suis chez eux. Finalement, ici, nous sommes tous chez eux. Bien sûr, ailleurs, me direz-vous, j’ai un chez moi, rempli de confort et de sécurités. Certes.
Mais voilà, je suis ici, chez les gens d’ici, avec les gens d’ici, que l’on appelle des « Khmers ». Peuple ô combien tourmenté que ce peuple khmer. C’est son Histoire qui le tourmente. Bien sûr, il y a très longtemps, les Khmers avaient un très grand royaume, riche et puissant ; oui mais voilà : tout ça est révolu. Tels une cité engloutie par les caprices du temps, les derniers témoins de cette époque glorieuse surgissent aujourd’hui du milieu de la jungle : on les appelle « Angkor ». C’était l’apogée des Khmers. Mais depuis que la mélancolie a gagné la guerre, leur mer de riz, que l’on appelle « Cambodge », a pris la voie d’un lancinant déclin. Déchiré par une Histoire sans pitié, meurtri par des attaques incessantes venues de toutes parts, le Cambodge aura même été la proie malheureuse d’un des derniers grands génocides que les Hommes aient commis. Dans sa longue destinée de martyr, rien ou presque ne l’aura épargné. Le fond a été atteint, et c’est sur la cendre que les gens d’ici reprennent espoir. Ils reprennent espoir en l’Histoire ; ils reprennent espoir en eux.

Dans le coin où je suis, il y a une ville que les gens d’ici appellent Kompong Cham. Ça veut dire « port des Chams » ; et les Chams, précisément, ce sont les musulmans d’ici, qui sont ici depuis très longtemps. Pas très loin d’ici il y a une mosquée, et quand le vent porte, on peut entendre le muezzin appeler à la prière. Qui l’eût cru ?
Kompong Cham, c’est là que les gens d’ici m’ont fait un lit. C’est là qu’ils m’attendaient. C’est là que je vis. Appelé par ce pays, je vis dans un coin, un coin magnifique. En arrivant à Phnom Penh, le premier jour, en août, je me souviens : ce n’était pas pareil. Ce n’était pas le même coin. C’était le coin d’une capitale bousculée par les couleurs de l’Occident. Kompong Cham, c’est une ville encore hésitante, déchirée entre tradition et consumérisme, entre archaïsme et modernité. Un coin d’Orient dans la province cambodgienne, où le temps ne s’est pas arrêté pour autant. Un coin de ville à la khmère, chez les Khmers. Les Khmers, justement, ne vivent pas comme moi. Ils vivent comme eux. Pourtant, ils disent « fromach », « beu’ », « pom’ », « pain », « chokola ». C’est ce qui leur reste de l’administration française ; c’est une partie de ce que mon pays leur a laissé. S’ils disent comme nous parfois, pourquoi ne me disent-ils pas « bonjour » ? Etranger parmi les gens d’ici, je me sens étranger. Je suis un barbare parmi les gens d’ici, ou plutôt un « baraing » comme ils disent. En langue locale, la Seine se dit « Mékong ». Et le Mékong, justement, passe tout près de là où j’habite. A vol d’oiseau, peut-être deux cents mètres. Et comme le muezzin tout à l’heure, quand le vent porte, on entend les bateaux ; et comme le muezzin tout à l’heure, eux aussi appellent à la prière. Ils appellent à prier Dieu, et le remercier d’être là, au bord du Mékong, à servir son Eglise. Kompong Cham est sur la colonne vertébrale de la péninsule indochinoise : un pont financé par les Japonais y enjambe le Mékong, et permet à l’axe Bangkok-Saigon de ne pas s’arrêter. Point de passage obligé. Mais point de passage seulement. Hormis passer, il n’y a en fait ici pas grand-chose à faire ; en tout cas, pas de quoi faire ce que j’attendais d’une ville importante. Au départ je me disais : « Mais c’est pas possible ! Y’a rien à faire ici ». Aujourd’hui, je me dis qu’il y a à faire ce que les gens d’ici font. Mes yeux s’y sont faits. Mon regard a changé. Même mon ventre a appris. Il a appris que ce qui est mauvais en France peut être bon ici. Il a appris à surmonter son mal de mer (pour mes papilles gustatives, c’est une autre affaire...). Bref. Les gens d’ici vivent à leur manière. Et je ne suis pas là pour qu’ils vivent à la mienne.

Mais que fais-je ici au juste ? Combien de fois je me suis posé cette question ! Combien de fois je me la pose encore ! Grâce au temps qui passe, des réponses émergent cà et là. Par exemple, j’y fais des rapports financiers pour les organismes étrangers qui nous soutiennent. Sans ces financeurs, point de finance. Sans finance, point de projets. Ce serait bien dommage, car les projets mis en place par l’Eglise locale sont bons pour les gens d’ici. Ce sont des projets éducatifs, qui offrent l’occasion unique à de nombreux jeunes d’aller à l’école, et parfois même à l’université. Les enfants pris ici en charge sont des paysans, à qui leur campagne n’offrait jusqu’à présent que de reprendre la rizière familiale. Développeurs, relais, programmateurs, réalisateurs : les prêtres font sur le terrain un travail de titan. Jusqu’au fond des campagnes, ils vont aider des jeunes à pouvoir se choisir un avenir. Ils vont aider le Cambodge à pouvoir se choisir un avenir. Il vont l’aider à se doter de la matière grise dont il la besoin pour sortir du bourbier dans lequel il s’enlise depuis trop longtemps. Ni assistanat, ni prosélytisme, ni conquête : retenons simplement développement, d’intelligence avec les valeurs de l’Evangile. Les « lopoks », comme on les appelle, oeuvrent à développer l’éducation dans des coins dont tout le monde se fout. Ils tentent d’humaniser un pays déraciné par la longue nuit pol potienne. Ils participent à la construction d’un monde meilleur. La tâche est énorme, mais la tâche vaut le coup. D’ailleurs, les gens d’ici valent le coup. Ne sont-ils pas pour moi un repère, un phare dans la nuit ? Excessif, certes. Mais quoiqu’ils soient, ils sont l’île salvatrice sur laquelle j’ai échoué. Je suis un bateau de fortune amarré à un peuple en marche vers la Lumière.


J’y reviens : que fais-je ici au juste ? Je fais de la comptabilité avec ma collègue indigène. Quand je suis arrivé, mon prédécesseur était déjà parti. Un tuilage de courte durée avec un second coopérant ne m’aura laissé qu’un court temps pour apprendre à manier la barre. Guidé par mon instinct de survie, j’ai suivi les traces laissées par mes prédécesseurs, dans les casiers et dans mon ordinateur de bord. En cas de panne, ma collègue, forte d’avoir pris la mer avant moi, est bien souvent mon meilleur remorqueur. Et quand une tempête intertropicale éclate (je suis ici à 12° de latitude Nord), je vois toujours au loin la lueur des phares. Elle me rappelle que le port n’est pas loin. Elle me fait garder espoir. Je suis un bateau de fortune.
Quatre fois par semaine, je mets le cap sur un village, remorqué par une moto. C’est comme au théâtre. Pendant que je me glisse entre ses nids-de-poule, la piste tape-cul longe le Mékong. À chaque fois le rideau se lève. À chaque fois mes yeux en prennent plein la vue. Là-bas, à Phum Thmey, dans l’église, je joue à l’apprenti prof d’Anglais. Des élèves assis par terre font le plus souvent semblant d’écouter. Ils font semblant de comprendre, aussi, parfois. Pas facile de me faire comprendre quand les mots me manquent. Les gens d’ici parlent leur langue, et j’apprends peu à peu à la parler avec eux.

Que fais-je d’autre ici ? Je mets parfois le cap sur des choses à voir. A plein moteur, je vogue vers des sites exceptionnels, qui surgissent des rizières, tels la queue d’une baleine. Je m’approche. Je regarde. Et mes yeux dégustent des paysages uniques. Ils se baladent sur les charmes requinquants du Cambodge. Ils s’offrent un bain moussant aux vertus thérapeutiques.

Que dire au final de ces premiers temps passés à Kompong Cham ? Que dire de ma mission ? Que dire de mes états-d’âme ? Oh non je ne vais pas prétendre que tout est génial. Je ne prétends pas attendre que tout soit génial : je ne suis pas là pour ça. C’est vrai, souvent, et j’y reviens, je me suis demandé : « Mais bon sang, qu’est-ce que je fous là ? Ce que je fais est-il vraiment utile ? ». D’ailleurs, aujourd’hui encore, parfois, je me pose la question. C’est une question qui peut surgir à chaque instant. C’est une question qui m’a déjà fait dire que je perdais mon temps, et le temps des gens d’ici avec. Mais la douceur des flots et la tranquillité des gens d’ici m’ont appris à prendre sur moi. Elles m’ont appris à apprécier la khméritude. Poussé par une force tranquille (sans commentaire...), j’ajuste peu à peu ma quille aux eaux cambodgiennes. Je me stabilise, et reste à l’écoute de l’océan de riz sur lequel je navigue depuis maintenant trois mois. Je m’applique à flotter. En quelque sorte, je n’oublie pas que je suis un bateau de fortune.


Voilà. C’est fini. Que vous dire brièvement d’autre pour cette quatorzième semaine ? Calme jusqu’à vendredi, elle a fini dans l’agitation. Et pour cause : alors que toute la semaine une bonne partie des missionnaires MEP, de tous les genres et de toute l’Asie, s’étaient retrouvés à Siem Reap pour un colloque sur "la religion de l’Autre", quelques uns d’entre eux sont venus passer le weekend à Kompong-Cham, dont le Père Colomb, Vicaire général de la rue du Bac, et responsable de la coopération. Ainsi, Dimitri était plus ou moins prié de venir à Kompong Cham pour le voir. Il en a profité pour me rapporter mon vélo, et s’est donc avalé en sens inverse mon trajet de la semaine dernière. Samedi après-midi, nous sommes allés à Koh Roka, un village à sept kilomètres de Kompong Cham, et dont je vous ai déjà parlé. Là, nous avons assisté à l’inauguration d’une école financée par les Salésiens de Don Bosco, en présence des autorités religieuses et civiles locales (moines bouddhistes compris). Bref. Depuis mon arrivée, l’évêché n’avait jamais été aussi plein. Le temps d’un week-end, c’était bien sympathique. Depuis, tout le monde est reparti, et le calme a repris sa place. Voilà mes chers amis ce que je voulais vous dire cette semaine. En attendant la semaine prochaine, comme de bien entendu.

Et bien sûr : la pensée de la semaine : "Si tes projets portent à un an, plante du riz ; à vingt ans, plante un arbre ; à plus d’un siècle, développe les hommes" (proverbe chinois). »


¹En khmer, “loï” signifie “argent”.

Wednesday, November 14, 2007

Semaine 13 : les bouts des doigts du bout du monde.

(blabla)

« Chers lecteurs assidus ou non, bonjour. Et voila que fut la treizième semaine. Et voilà qu’elle fut plus agitée que la douzième. Et voilà que je me mets à lui trouver des mots, pour la coucher sur le papier de mon écran d’ordinateur.

Lundi d’abord : concert promotionnel sur le stade municipal de Kompong Cham, avec LE tout Kompong Cham (dont la moitié de l’évêché). Pour les organisateurs, tenez-vous bien, il s’agissait de vendre du savon aux vertus blanchissantes. Hé oui : alors qu’en Europe on court derrière le moindre rayon de soleil pour se faire dorer la pilule, ici-bas, non seulement on le fuit, mais on cherche à devenir aussi blanc que possible. C’est le chic suprême d’être blanc. Que je me promènerais à poil, que je serais chic... Bref. Je vous raconte la scène : justement, une scène digne de ce nom, avec spots, lasers, vidéoprojections et j’en passe ; la télé locale en direct ; des centaines de Khmers ; des vendeurs à la sauvette ; des jeux forains (style une roue toute brinquebalante) ; des marchands d’savons blanchissants sous des chapiteaux bariolés à la façon Foire de Paris ; et trois blancs (dont moi). Des chanteuses sorties d’à peu près nulle part se dandinent sur scène. Chants khmers à la khmère chez les Khmers, entrecoupés de messages publicitaires ventant les mérites des savons décolorants. En fin de concert, le Pierre Palmade et la Michelle Laroque locale (pardon pour ceux qui auraient réussi à échapper à leur déferlante) font rire la foule. Si je ne comprends rien ou presque, je ris quand même : apparemment, c’est drôle.

Les jours suivant, rien de particulier : vie de bureau jusqu’à 15 h 30, puis départ pour Phum Thmey où je continue à jouer l’apprenti prof d’Anglais, devant des élèves, sinon insupportables, du moins bien agités. Combien sont-ils à comprendre quoi que ce soit ? Pas plus de deux ou trois, peut-être moins. Mais l’espérance habite en nos coeurs.

Samedi matin : départ pour Prey Veng en vélo, une ville située à 80 km au sud-est de Kompong Cham, et capitale de la province du même nom. Trois heures à pédaler à travers les rizières, désespéramment plates. A Prey Veng, l’Eglise a mis en place deux centres, où des jeunes, garçons et filles séparés, sont logés à l’année, pour y poursuivre leur scolarité (voir ci-dessous).



Je peux vous dire que ça bosse dur. Emploi du temps minuté. Etude, étude, étude.
C’est à Prey Veng aussi qu’est installé Dimitri, de son état le coopérant français le plus proche de Kompong Cham, et dont je vous ai déjà parlé les semaines passées. Arrivé là-bas pour déjeuner, j’ai mis les pieds sous la table, avant d’aller voir l’école où ledit Dimitri donne des cours d’Anglais : c’est la brousse au milieu de nulle part. Puis, petit tour dans Prey Veng, où, précisément, il n’y a rien à voir, hormis peut-être un musée, fermé à peu près toute l’année, et qui, d’extérieur, ressemble vaguement à quelque chose, mais pas à un musée. Au dire du Lonely Planet, il suffit de regarder par la fenêtre et l’on a vu tout ce qu’il y a à voir, c’est-à-dire rien, ou presque. Ceci dit, il y a quand même une curiosité à Prey Veng : cette ville au milieu des terres a des airs de bord de mer. Et pour cause : les eaux du Mékong y forment un lac immense dont on voit à peine l’autre rive. Une jetée a d’ailleurs été construite, et un vent presque marin souffle du fin fond de l’horizon. C’est assez étonnant.

Ensuite, petite visite à quelques familles pauvres, dont une, avec ses deux parents (le père est un ancien Khmer Rouge) et ses six enfants vit dans une cabane monopièce à peine construite de trois planches et deux clous, au milieu de quelques détritus en attente de décomposition. Au retour, arrêt à l’usine de glace (rares au Cambodge sont les familles équipées d’un frigo ; du coup, on achète de la glace en gros cubes qu’on met dans une glacière en attendant que ça fonde).

Dimanche, comme cela avait été prévu, nous partons à six, direction un village de brousse pour y couper les cheveux et les ongles des enfants, avant de les shampooiner à l’anti-poux. Ce village est à une heure de piste environ de Prey Veng, au bout du monde. Quand on arrive, ça court dans tous les sens, et tout ce petit monde vient s’asseoir sur une grande bâche, avant d’entonner quelques chansons (voir ci-dessous).



Et nous de passer bientôt à l’action. Dimitri et un autre compère en coiffeurs, pendant que je joue au manucure sur dix fois plus de bouts de doigts que d’enfants qui me tendent leurs mains, en l’occurrence pleines de doigts. Question ongles, je sais pas vous, mais moi, c’est pas mon fort. Je coupe comme je peux, en en faisant jongler plus d’un. Mais mes bons amis, ne faut-il pas souffrir pour être beau ? (voir ci-dessous).



Ensuite : séance "je lave les cheveux". Et vas-y que je frotte, tandis que d’autres s’épouillent entre eux. Au final, c’est pas trop mal, et tout le monde il est propre (voir ci-dessous).



Enfin, retour à Prey Veng pour déjeuner, avant que Mgr Susairaj, de retour de Phnom Penh, ne me prenne au passage pour rentrer à Kompong Cham. Et voilà le travail. Super week-end. Super semaine.

Voilà mes chers amis ce que j’avais à vous raconter pour cette treizième semaine, qui couronne mon premier trimestre passé au Cambodge. On dirait bien que le temps s’accélère.
Et bien sûr : la pensée de la semaine : "Le chagrin est comme le riz dans le grenier: chaque jour il diminue un peu" (proverbe malgache). »

Thursday, November 8, 2007

Semaine 12 : la sauce khmère.

(blablabla)

« Bonjour à tous,

Une fois n’est pas coutume, je suis en retard. Et bien comme il faut cette fois. Mais que dire au juste de cette douzième semaine alors que la treizième est déjà bien avancée ? Faut-il au juste avoir quelque chose à en dire ? Faut-il toujours avoir quelque chose à en dire ? Quoiqu’il en soit, je n’en broderai pas un roman. Un mot suffirait presque : tranquille. Je continue mes rapports, je poursuis mes cours d’Anglais, et les plaines finissent peu à peu de se vider. Samedi, semblant d’agitation : un groupe de Français, dont certains en coopération à Phnom Penh et d’autres venus les visiter, passent à Kompong Cham. J’en profite pour aller me poser un peu avec eux sur le front de fleuve. Bref. Rien de détonnant.

Ce vide informatif me permet de vous faire une brève présentation de l’Eglise du Cambodge, comme je vous l’avais annoncé il y a déjà quelque temps. Tout commence en 1555, avec l’arrivée du Portugais Gaspar da Cruz, dominicain à ses heures, et missionnaire de surcroît. Je vous passe les détails (et vous renvoie au livre de François Ponchaud, La Cathédrale de la Rizière, paru chez Fayard), mais la première église locale est construite dans le dernier quart du XVIe siècle.

Au XVIIe siècle, bon nombre de Japonais et d’Indonésiens catholiques viennent s’installer au Cambodge ; au XVIIIe siècle (je vous l’avais dit que ce serait bref...), le père Levavasseur rédige un catéchisme en Khmer, ainsi qu’un dictionnaire Khmer-Latin. Il fonde également une congrégation religieuse pour femmes. Bientôt, les catholiques subissent les premières persécutions, après que les Siamois ont envahi l’ancien royaume d’Angkor. En 1790, il ne reste qu’une petite communauté qui se rassemble à Battambang. Le premier XIXe siècle verra le Cambodge sombrer dans une instabilité chronique, et dans tout c’bazar, les catholiques voguent au gré des vents politiques, même si leur religion, venue de l’Occident, séduit bien souvent les autorités locales.
C’est dans ce tumultueux décor que Rome nomme, en 1850, Mgr Miche premier vicaire apostolique de Phnom Penh. En 1866, trois ans après la signature du protectorat de la France sur le Cambodge, le roi Norodom appelle les catholiques à venir s’installer à Phnom Penh. Mais personne n’est dupe : le catholicisme, sous l’administration française, a bel et bien le visage de l’étranger, et son inculturation n’est pas encore à l’ordre du jour. Les églises construites alors sont les mêmes que l’on construit en métropole. Mais les pères des Missions Etrangères de Paris font un travail de linguistique remarquable, leurs dictionnaires restant jusqu’ici pour la plupart inégalés. Il n'empêche: la présence de l’Eglise dérange par bien des aspects, et dans la tourmente de la Guerre d’Indochine, elle sera victime des mouvements nationalistes.
Ecoutant les leçons de l’Histoire, au lendemain de l’indépendance, les autorités ecclésiastiques locales s’appliqueront à "khmériser" leur Eglise, même si les Khmers y restent alors encore très minoritaires (Vietnamiens et Chinois en constituant les plus importants contingents). Ainsi les années 1953-1970 seront-elles de belles années pour l’Eglise du Cambodge, avec l’ordination du premier prêtre khmer le 7 novembre 1957. En 1968, le vicariat apostolique de Phnom Penh est scindé en trois : à ses côtés, deux préfectures apostoliques voient le jour : celle de Battambang, et celle de Kompong Cham (où je suis basé). La même année, une dérogation romaine autorise l’Eglise du Cambodge à célébrer la Toussaint le jour de Pchum Ben, la fête des morts. L’Histoire voudra pourtant que cette khmérisation progressive de l’Eglise locale ne reste qu’un passage vers le chaos des années 1970.

Et pour cause: le 18 mars 1970, le coup d’état du général Lon Nol fait basculer le pays dans près de vingt années de guerre. Ce sont d’abord les Vietnamiens, victimes d’une véritable chasse aux sorcières, qui subissent de plein fouet la barbarie des Hommes. Le premier grand massacre a lieu les 12 et 13 avril 1970 : les soldats cambodgiens encerclent le village de Chruy Changvar, presque exclusivement peuplé de catholiques, et embarquent tous les hommes de plus de quinze ans avant de les liquider froidement ; dans les jours qui suivent, se sont plusieurs milliers de cadavres qui flottent sur le Mékong. Parallèlement, les responsables chrétiens sont eux aussi un à un massacrés, et le tiers du pays se réfugie à Phnom Penh, faisant de la capitale une ville au bord de l’asphyxie. Dans ce chaos qui en prépare un autre, et alors que les Américains bombardent à tire larigot le Cambodge (bon nombre de Nord-vietnamiens étaient venus se planquer au Cambodge), est mis en place le "Comité d’entraide et d’assistance aux victimes de guerre" dont le secrétaire général est le père Emile Destombes (aujourd’hui vicaire apostolique de Phnom Penh), et qui se ralliera par la suite à Caritas. A la veille de la grande nuit pol potienne, alors que les bottes bruissent au loin, bousculant un peu le calendrier, le père Joseph Chmar Salas est ordonné évêque coadjuteur de Phnom Penh (14 avril 1975). Il reste pour l’heure le seul et unique évêque khmer de l’Histoire.
Inutile de revenir trop longuement sur les lendemains du "glorieux 17 avril" 1975 (comme aimaient l’appeler les Khmers Rouges), mais en quatre ans de lutte effrénée contre toute forme d’intelligence et d’occidentalisme, les révolutionnaires auront bel et bien raison de l’Eglise locale. Si certains prêtres sont évacués dès le mois de mai 1975 avec le reste des occidentaux réfugiés à l’ambassade de France, ceux qui font le choix de rester y paieront de leur vie, à l’instar de Mgr Salas, et en même temps que 2 à 4 millions de Cambodgiens. En 1980, tout est à reconstruire, à l’image de la cathédrale¹, minutieusement démolie par les Khmers Rouges, qui allèrent jusqu’à récupérer les ferrailles armant le béton, comme un pied de nez à l’opium du peuple !

Si la "libération" du Cambodge par les troupes vietnamiennes en 1979 autorise des communautés chrétiennes à se reconstituer, l’Eglise reste tout de même tributaires des bons vouloirs des nouveaux occupants, et la surveillance policière des communistes vietnamiens fait l’effet d’une chape de plomb sur une Eglise déjà quasiment réduite à cendres. En réalité, l’Eglise cambodgienne s’est remise en marche dans la clandestinité. Mais à Phnom Penh comme ailleurs, la fin des années 1980 verra le dégel du communisme, et dès 1989, Mgr Ramousse, ancien vicaire apostolique, expulsé en 1975 et jusque là persona non grata, en fut autorisé à retourner au Cambodge. Il faut attendre avril 1990 pour que les Chrétiens aient officiellement droit de cité, et 1992 pour que Mgr Ramousse retrouve la place qu’il avait perdue 17 ans plus tôt. La constitution de 1993 grave dans le marbre la liberté religieuse, et 1994 voit l’établissement de relations diplomatiques entre le nouveau Royaume du Cambodge et le Saint-Siège. Voilà en quelques mots l’Histoire de l’Eglise locale.

Aujourd’hui, encore très minoritaire, elle oeuvre dans des travaux, certes spirituels, mais aussi de développement, à la grande satisfaction des autorités locales (nombreux projets éducatifs). Par ailleurs, et si ces propos n’engagent que moi, elle semble avoir pris le chemin de l’inculturation, et s'est ainsi engagée dans une voie bien différente que celle qui prévalait, sinon avant 1970, du moins avant l’indépendance. En témoignent les deux photos ci-dessus : on aime ou on n'aime pas, mais l’on y voit un "Jésus à la sauce khmère", dans un style iconographique bien différent que celui auquel on est habitué (le premier est à l’évêché de Kompong Cham – là même où j’habite - ; le second est dans la nouvelle église de Koh Roka, à sept kilomètres de là).















Voilà donc mes chers lecteurs ce que je voulais vous raconter cette semaine. Le ton est peut-être un peu académique, mais je ne rencontre pas chaque semaine une dérangée du ciboulot comme j’ai pu le faire la semaine dernière. Quoiqu’il en soit, à bientôt, et bonne fin de semaine.
Et comme de bien entendu : la pensée de la semaine : "Contrairement à l’immense majorité des intellectuels, le riz, pour être cultivé, exige une certaine chaleur", Antoine de Caunes. »


¹La cathédrale était quasiment neuve ; entreprise par Mgr Chaballier en 1951, sa construction, financée principalement par les dommages de guerre versés par la France pour les églises détruites pendant la Guerre d’Indochine, avait été achevée en 1962 seulement. L’édifice était imposant : 80 mètres de long, 36 de large au transept, et 60 de haut. Pour assurer sa stabilité, 328 pieux de 13 mètres chacun avaient été enfoncés dans le sol. Source : PONCHAUD (François) – La Cathédrale de la rizière, 450 ans de l’Eglise au Cambodge, Paris, Fayard, 1990, p. 118.